Mélancolie(s)
Avec Les Possédés de Rodolphe Dana, le collectif In Vitro emmené par Julie Deliquet a contribué, ces dernières années, à revitaliser l'écriture de plateau. On se souvient encore du brio avec lequel, il y a trois ans, passant par les cases Brecht et Lagarce, Des Années 70 à nos jours relevait le triple challenge de la greffe, du mixage et de la transposition. Et voilà à présent Tchekhov propulsé dramaturge de notre temps avec une idée aussi casse-cou que stimulante: et si Ivanov s'invitait chez Les Trois Sœurs, délaissant son épouse malade pour aller emballer l'une des frangines ?
Entrelaçant un texte de jeunesse aux accents désespérés et une œuvre à la maturité plus alanguie, Julie Deliquet garde les mots de l'auteur de La Cerisaie mais les re-scénarise. Dans une même réplique, on passe d'une œuvre à l'autre tandis que tel personnage des Trois Sœurs emprunte le comportement de son double dans Ivanov. Ces résonances et autres effets de miroir donnent lieu à une tapisserie sans accrocs, notamment grâce à la fluidité de la mise en scène et à la justesse des comédiens.
L'interprète d'Ivanov ne gomme pas tout à fait les aspérités si touchantes d'Éric Caravaca lorsqu'il était entré dans la peau du personnage sous la direction d'Alain Françon, mais Agnès Ramy donne corps à une bien vibrante Sacha, la plus jeune des sœurs, prête à se fracasser en craquant pour le pire des dépressifs.
De la légèreté au drame, Julie Deliquet et son collectif signent un travail qui fera date sans pour autant éluder quelques interrogations: qu'advient-il, au gré de toutes ces mélancolies plurielles réorchestrées pour bobos du 21e siècle, de l'insoutenable légèreté de l'être propre aux personnages de Tchekhov ? Quid du fameux "ennui" tchekhovien, de cette contingence qui vous cisaille l'âme, de ces répliques en apparence futiles comme autant d'échos aux occasions perdues ? La jeunesse d'une troupe peut parfois provoquer une pointe d'agacement, même si son pouvoir d'émotion abat nos fugaces résistances.
Mélancolie(s), Julie Deliquet et le collectif In Vitro, au Théâtre de la Bastille, à Paris, jusqu'au 22 décembre, puis du 8 au 12 janvier. Coup de projecteur avec Julie Deliquet, le lundi 8 janvier, sur TSFJAZZ, à 13h30.