Mank
Ce noir et blanc tout en spectre argenté, même Orson Welles ne l'avait pas fignolé de façon aussi saisissante, lui dont le fameux Citizen Kane sert de mètre étalon au nouveau film de David Fincher. Ainsi vogue l'imaginaire de l'auteur de Gone Girl lorsqu'il évoque le Hollywood des années 30 où les pontes des studios portaient des costards de morts-vivants lorsqu'ils couraient les réceptions après avoir diminué de moitié les salaires de leurs employés. Des spectres, oui, mais aussi des faussaires de première n'hésitant pas à traficoter, sous la bannière du Parti républicain, de fausses bandes d'actualité pour discréditer un candidat progressiste au poste de gouverneur de Californie. L'art des fake news, finalement, ça vient de loin.
Lui au contraire n'a rien d'un revenant, même s'il fait partie de leur monde. Lui, c'est Mank, alias Herman J. Mankiewicz, scénariste de profession à qui Gary Oldman prête son humanité pince-sans-rire et sa tête de poire à la Charles Laughton. L'alcool et l'art des bons mots (-Comment allez-vous, Mr Mankiewicz ? -Alors ça, c'est une vaste question...) l'ont mis à distance de ceux qu'il exècre mais dont il dépend financièrement, surtout en temps de dépression. Tant pis si ses scénarios passent à la moulinette. Comme bien d'autres scribes de la côte Est, il n'a que mépris pour ces usines à rêves californiennes où le seul soleil trouvant grâce à ses yeux a les traits d'une starlette pas si mijaurée qu'elle en l'air, Marion Davies, maîtresse blonde platine du célèbre magnat William Randolph Hearst immortalisé par Orson Welles dans Citizen Kane, sur un scénario... d'Herman J. Mankiewicz.
Quel puzzle, quels vertiges ! Fincher a toujours été maître, de toute façon, dans ces dispositifs complexes où les signes, les objets et les sentiments atteignent un coefficient de réversibilité que d'autres ont finement analysé (David Fincher ou l'ère numérique, Guillaume Orignac, éditions Capricci). Mank n'a plus dès lors qu'à crépiter de tous ses feux au gré d'allers-retours permanents entre le ranch isolé où le personnage principal travaille au scénario de Citizen Kane et tout ce qui, bien en amont, alimente ce scénario. C'est qu'elle est à la fois profonde et féconde, l'aversion que nourrit Herman J.Mankiewicz envers l'anti-héros de Citizen Kane, ce Hearst qui couche avec Marion Davies et qui fait la pluie et le beau temps, un pied dans la presse, l'autre dans le cinéma.
On apprendra au passage la signification cachée du célèbre Rosebud, le mot-fétiche de Citizen Kane alors que, paradoxalement, Orson Welles en est presque réduit au hors-champ dans le récit-kaléidoscope de David Fincher. Rien d'étonnant, tant ce Othello du grand écran était un ovni extérieur au monde que fréquente Mank. Pour le reste, et à partir d'un script que lui a légué son scénariste de père, Fincher contourne habilement la querelle de paternité autour de Citizen Kane. Ce classique du 7e art doit autant, en vérité, au génie visionnaire d'un metteur en scène filmé ici comme un démiurge ténébreux qu'à l'abnégation d'un scénariste à qui la notoriété fera défaut, contrairement au destin de son jeune frère, futur réalisateur prestigieux.
Une telle densité dans le propos pourra en rebuter certains, surtout pour un film dont une bonne part de la virtuosité repose sur une certaine profusion verbale ainsi que sur une cinéphilie décomplexée bien plus mature, au passage, que celle de Tarantino. Plus poignante, également, à l'instar de cette odyssée désenchantée d'un artiste solitaire, épuisé, vieilli avant l'âge et ne rajeunissant que lorsque la Marion Davies de son cœur virevolte au bord d'une fontaine lors d'une promenade nocturne aussi mémorable que la séquence du belvédère dans Benjamin Button... Les cuivres d'un big band d'époque recréé pour l'occasion par Trent Reznor et Atticus Ross doivent raviver en lui probablement les mêmes frissons délétères. Ceux que ressent le spectateur n'en sont pas moins envoûtants.
Mank, David Fincher, à voir sur Netflix.