Les Trois Soeurs
A force de tant aimer Tchekhov, je me dis que cela doit forcément avoir un rapport au jazz... Louis Malle avait sans doute été le premier à le comprendre dans "Vanya, 42ème rue" : il y a un rythme, des variations, une amertume mais aussi une manière de rebattre un thème qui sont propres à la fois à l'univers tchekhovien et au spleen de la note bleue. Chez Tchekhov comme dans le jazz, il n'y a jamais de super-héros... ça n'empêche pas la fulgurance, le dépassement de soi, la quête de l'inaccessible étoile, même si on a rangé depuis longtemps ses illusions au vestiaire et qu'on a le crépusculaire pour seul horizon...
"A Moscou, à Moscou", clament en choeur et en vain les trois soeurs de Tchekhov, mais elles n'en sortiront pas, de leur ville de garnison, de leur passé et de la faiblesse des hommes... Et toute la pièce se ressent de cette gangrène qui prolifère au milieu des rires et des larmes. Quand on déclare sa flamme chez Tchekhov, on la dirait déjà éteinte par tous les renoncements à venir. "Mais quand même, le sens ? ", demande Macha, l'une des trois soeurs.. "Le sens... Tenez, il neige. Où est le sens ? ", lui répond l'un des officiers oisifs qui forment sa cour.
Quand les aléas climatiques et existentiels font aussi bon ménage, c'est forcément pain béni pour un grand metteur en scène... Alain Françon avait quitté son théâtre de la Colline avec une "Cerisaie" gorgée de fièvre et de grelottements. Toujours armé des notes de plateau de Stanilavski, il donne à voir à la Comédie-Française un Tchekhov pareillement livide et au bord d'on ne sait quelle tempête... Ce sera finalement un incendie qui achèvera de "consumer" tous ces personnages en arrêt sur eux-mêmes, incapables de dialoguer entre eux, écrasés par leur présent à force de délirer sur le passé et l'avenir.
Cette représentation des "Trois Soeurs" est un sommet, ce qui ne veut pas dire que l'ascension est toujours facile... Le 1er acte tiendrait même plutôt du plat de résistance que du hors d'oeuvre, avec des comédiens qui ne s'installent pas tous au même rythme : là où Michel Vuillermoz emporte immédiatement l'adhésion dans la peau du commandant Verchinine, Guillaume Galliène paraît plus emprunté dans le rôle d'Andreï, le frère des trois soeurs... La suite est plus passionnante... Le 2ème acte ressemble à un film de Michelangelo Antonioni. Alain Françon en assume, au forceps, la fausse léthargie. Tout devient gris-noir sur le plateau. Plus rien ne semble vibrer dans l'univers des trois soeurs. La notion même de "présent écrasé" trouve ici une magistrale traduction dans l'espace et on est médusé par la puissance et le sens de l'épure avec lesquels se déploie ce parti pris de mise en scène.
On n'est pas mécontent, dans le même temps, de voir que ce parti pris ne résiste pas aux deux derniers actes, car après l'entracte, pour dire les choses très simplement, tout ce qui était retenu dans la mise en scène de Françon semble se "lâcher" dans un océan d'émotions... Ce ressenti est sans doute lié à la montée en puissance du personnage de Macha et surtout à la comédienne qui l'interprète, Elsa Lepoivre, laquelle se révèle être une vraie tragédienne de scène comme la Maison de Molière en a tant consacrées... Il ne reste plus dés lors, qu'à applaudir, baigné de larmes, la célèbre tirade finale, ( "La musique est si gaie, si joyeuse; encore un peu, on croirait savoir pourquoi l'on vit, pourquoi l'on souffre... Si l'on pouvait savoir!") avant de conclure, encore une fois, que Molière c'est fort, que Shakespeare c'est énorme, mais que Tchekhov c'est... Jazz ! Définitivement Jazz.
Les Trois Soeurs, de Tchekhov, mise en scène Alain Françon à la Comédie-Française. Coup de projecteur avec Michel Vuillermoz sur TSFJAZZ le jeudi 10 juin à 8h30, 11h30, 16h30