Les enfants sont rois
Sa palette romanesque s'était décolorée dans des thèmes convenus. Les dislocations familiales dans Les Loyautés, le vieillissement dans Les Gratitudes. Résultats limite oxymore. Le format court tendait à la dispersion, l'écriture à l'os virait au mélo. Les enfants sont rois rassure à plus d'un titre les fans de Delphine de Vigan. À travers ces enfants "influenceurs" exhibés par leur famille sur YouTube, la romancière réussit une jonction en or entre un sujet ultra-contemporain qui n'a rien d'un marronnier et les intimités fracassées qui ont toujours constitué son thème de prédilection.
D'abord les années Loft. Avant de devenir Mélanie Dream, cette ménagère de moins de 50 ans au glamour obscène et destructeur, Mélanie Claux ne jurait que par Loana, la première héroïne de téléréalité. Elle a d'ailleurs tenté d'intégrer, toute jeune, ce genre d'émission avant de se ramasser une humiliation aux lourdes conséquences. Sociabilité proche du néant, manque dramatique de confiance en soi... Qu'est-elle d'autre qu'une "étendue morne et plane " ? Le relief, elle va le trouver grâce à Youtube.
Épaulée par un mari peu contrariant, Mélanie crée une chaîne, Happy Récré. Devant son portable qui lui sert de caméra, ses deux bambins, Sammy et Kimmy, s'extasient devant des jouets, des plats... des marques, surtout. Les sponsors exultent, les abonnés aussi. Tout le monde fait partie de la "famille". Et puis tous ces "cœurs", ces "like" et autres poutous-bisous façon maison de poupée, c'est comme un "retour sur investissement émotionnel et affectif " pour la maman-fée qui ne se voit même pas devenir sorcière.
Jusqu'au jour où sa fillette-star est kidnappée. Retour en arrière. Elle donnait déjà quelques signes de fragilité, la petite Kimmy. Cette impression qu'elle avait d'être enfermée dans un écran à force d'être sans cesse filmée, ce "doudou sale " qu'elle préférait aux peluches multicolores... Elle avait prévenu sa mère, elle en avait marre des poutous-bisous, mais Mélanie Claux n'avait rien compris. Devant les abonnés, elle claironnait: "On l'a échappé belle ! Kimmy voulait faire ses adieux au music-hall ! "...
Où est passée Kimmy ? Sous le vernis du thriller qui rappelle un peu le terrain de jeu de la romancière dans D'après une histoire vraie, surgit l'un de ses personnages féminins les plus réussis, Clara, femme-flic aux "idées bleu marine " à la fois mélancolique et endurcie. "Dans ce monde où chaque geste, chaque déplacement, chaque conversation laisse une emprunte, elle aimerait n'en laisser aucune ". En attendant, celle que transmet Delphine de Vigan à ses lecteurs est aussi fulgurante que son intrigue. Et infiniment bouleversante lorsque la romancière célèbre, bien des années plus tard, les retrouvailles entre un grand frère et sa petite sœur telles deux âmes bousillées mais libérées. Cette fois-ci, ce n'est plus de la téléréalité.
Les enfants sont rois, Delphine de Vigan (Gallimard). Coup de projecteur avec la romancière jeudi 25 mars, sur TSFJAZZ, à 13h30.