Le Fils de l'homme
Les désaxés ne sont plus que trois. Cinq ans après Règne Animal, dantesque odyssée paysanne autour d'une porcherie transformée en lieu de damnation, Jean-Baptiste Del Amo resserre sa prose ensauvagée sur le noyau le plus biblique qui soit: le père, la mère, le fils. Ils ne seront jamais désignés autrement dans ce récit plus âpre que le précédent mais tout aussi sensoriel, avec toujours au cœur du propos de l'auteur les filiations abîmées et le dérèglement des âmes au contact d'un environnement naturel aussi luxuriant qu' inquiétant.
Tout commence par une réapparition. Ou plutôt par un prologue sidérant, façon Guerre du feu. Del Amo met notamment en scène les premières transhumances humaines fondées sur l'apprentissage de la chasse et de la survie. Un grand saut dans le temps et voilà que dans une ambiance moins préhistorique mais tout aussi mythologique, un mari réapparaît après des années d'absence. Son but: tout reconstruire. Aussi bien son couple qu'une maison perdue en pleine montagne où il a passé sa jeunesse et dans laquelle il emménage avec son ex-compagne et son garçon de neuf ans.
C'est le point de vue de l'enfant qu'adopte l'auteur... Un enfant étonnamment mature qui se coule dans "la temporalité mystérieuse, filandreuse de la montagne " tout en s'adaptant au tempérament indomptable de ce père ravagé par une série de traumas qu'une infidélité de sa compagne durant sa longue absence est venue raviver. Mais dans ce triangle familial qui va se consumer peu à peu, le fils perçoit aussi l'embarras de sa mère, sa solitude, sa résignation. Lorsque, enfermée dans sa chambre, "elle regarde les degrés de lumière s'écouler le long des murs ", pense-t-elle encore à cette toile de Andrew Wyeth, Le Monde de Christina, dont elle s'était offerte une reproduction et qui représente une femme rampant désespérément dans l'herbe en direction d'une maison ?
À la sourde langueur des premières pages succède une écriture qui nous cisaille subrepticement. On en repère quelques jalons marquants: la possibilité d'un amour vrai entre le père et le fils lors d'une bouleversante scène de fête foraine avant la virée en montagne, ou encore la découverte par l'enfant de chevaux sauvages, bref nirvana au milieu de la nature en contrepoint à la souffrance animale dont le précédent roman de Del Amo se faisait l'écho. Autre climax, le monologue soudainement ininterrompu du père (à moins que ce ne soit sa voix intérieure...) jusque là taiseux lorsqu'il raconte à son gamin le destin tragique de son propre géniteur. Ces changements de registre dans la langue ne sont pas la moindre vertu d'un roman qui transcende les clichés naturalistes.
Et puis survient cet orage dévastateur qui emporte une partie de la toiture... Le tempo est lancé: dans un grand mix de John Boorman façon Délivrance et de Cormac McCarthy en souvenir de l'écriture minérale qui transcendait un roman comme La Route, Jean-Baptiste Del Amo nous emporte dans un Shining à ciel ouvert qui ne laisse pas le lecteur indemne. Que la montagne est toujours belle, pourtant, même si on ne devient pas, le regard brillant "d'une ancienne rage, familière et depuis trop longtemps contenue ", un fils de l'homme impunément.
Le Fils de l'homme, Jean-Baptiste Del Amo (Gallimard), prix du roman FNAC 2021. Coup de projecteur avec l'auteur, ce mardi 7 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)