Mercredi 2 octobre 2013 par Ralph Gambihler

La vie d'Adèle

Si le désir n'est qu'une histoire d'alchimie, pourquoi en faire un film de trois heures? C'est du rapide, l'alchimie. Ça passe ou ça casse. A quoi bon parler d'une passion dans la durée, dans l'amplitude et dans le rapport au monde si le feu part en bouilloire, puis en bouillie, et si la rupture à venir entre deux lesbiennes se formate comme n'importe quel clash hétéro ? La chair selon Abdellatif Kechiche ne serait-elle qu'empoignades, larmes et morve ? Mais alors où est le souffle de liberté qui ferait de "La vie d'Adèle" autre chose qu'une palme d'or dans l'air du temps ?

Mise en scène tellurique, certes... Kechiche a toujours filmé dans le vif, à l'instinct. Forage et dissection des émotions. Des corps également, jusqu'à la puissance de subversion inégalée de "Vénus Noire". Sauf que la rage de cinéma, ici, est bordée par un étonnant manque de générosité, comme si l'étroitesse de coeur du réalisateur faisait écho à ses plans serrés et saturés jusqu'à l'asphyxie. Dans la cour de récré, Adèle (Adèle Exarchopoulos), qui rêve de devenir instit', se fait traiter de "sale gouine" par une prétendue copine de classe après avoir été surprise en compagnie d'Emma (Léa Seydoux), étudiante en art aux cheveux bleus. Séquence hystérique, interminable, fausse. Du Pialat, mais en pilotage automatique.

Symétrie douteuse, ensuite... Les braves parents d'Adèle bouffent des spaghettis et regardent "Questions pour un champion" tandis que ceux d'Emma dégustent des huîtres et se gargarisent de discussions sur l'art. Anti-intellectualisme ? Le portrait de groupe des bobos/homos qui entourent Emma confirme cette déviance ouvriériste là où, autrefois, Abdellatif Kechiche construisait un vrai point de vue prolétarien. Le jeu mécanique et parfois bien cérébral de Léa Seydoux n'arrange rien, et pas seulement parce qu'elle est "née dans le coton", comme l'a élégamment dit Kechiche en guise de promo-suicide... Le problème, c'est que lui aussi brouille les pistes. A la fois crues et picturales, les scènes de sexe entre les deux comédiennes paraissent tourner en boucle, bridées de l'intérieur, aussi vraies que le permettent des prothèses vaginales, aussi fausses que la pulsion lorsqu'elle se réclame d'une transcendance que le cinéaste évacue dans le même élan.

J'en reviens à la durée (et aussi à l'alchimie). François Truffaut avait, juste avant sa mort, reconfiguré ses "Deux Anglaises et le Continent" en 2h12. Jean Eustache osa les 220 minutes dans "La Maman et la Putain"... Le désir (c'est à dire l'alchimie, mais peut-être aussi autre chose...), ils prirent le temps d'en filmer les méandres, les dérives, les brutalités, les irrégularités, le crescendo damné puis éventuellement condamné. Qu'Abdellatif Kechiche s'essaie au même timing sans que rien ne le rattache à une telle filiation n'est pas la meilleure nouvelle de l'année pour le cinéma français.

"La Vie d'Adèle -Chapitres 1 & 2", d'Abdellatif Kechiche (Sortie en salles le 9 octobre)