Mardi 26 avril 2022 par Ralph Gambihler

Jacob's Ladder

Ses albums les plus perchés sont décidément les meilleurs. Même si les standards cristallins de Blues & Ballads relevaient de l'épiphanie et qu'a contrario le déjà fort mystique Finding Gabriel tenait moins la distance que son morceau phare, Brad Mehldau ne nous bluffe jamais autant que lorsqu'il pulvérise sa réputation de disciple accompli de Bill Evans: relectures prodigieuses du répertoire de Radiohead, phares allumés en plein jour sur l'autoroute symphonique d'Highway Rider, transes orageuses façon Taming the Dragon aux côtés de Mark Guiliana...  Ce n'est pas d'ailleurs pas un hasard si son comparse si inspiré à l'époque est intégré au nouveau projet du pianiste.

Il est pas le seul. Avec le renfort de Joel Frahm au saxophone, Chris Thile à la mandoline et Pedro Martins à la guitare, sans oublier de multiples apports au chant sur lesquels on va revenir, une odyssée protéiforme se met en place. Toutes sortes d'instruments, de claviers, de voix et de liturgies l'imprègnent dans un double cheminement initiatique mêlant le sacré et le profane, ou plus précisément la quête du divin taraudant l'artiste à l'ego trop encombré et l'hommage au rock progressif, cette niche musicale qui a marqué la jeunesse de Brad Mehldau jusqu'à faire office, pour lui, de porte d'accès au jazz fusion, puis au jazz tout court.

Ainsi se déploie entre terre et ciel -ou entre 'prog rock ' et jazz- cette "échelle de Jacob " à magnitude maximale dont plusieurs lignes vocales spécifiques définissent les différents jalons. Le premier à le franchir est le tout jeune Luca van den Bossche dont le timbre enfantin irrigue le morceau d'ouverture jusqu'au moment où, dans un registre moins aigu, il laisse le clavier de Brad Mehldau prendre l'ascendant. Tonalité bien plus hurlante sur le second titre dont l'intitulé -Master and Slave-est tout un programme. Surtout quand le chanteur Tobias Bader nous en met plein la figure. Il lit même du Hegel (!!) pendant que derrière son dos le pianiste se démultiplie entre Yamaha CP-80, synthétiseur modulaire Moog et autre Wurlitzer électrique...

Avec Becca Stevens, c'est encore un autre climat. Fusionnant déjà à merveille avec le piano dans le si doux Entr'acte Glam Perfume que ponctuent des rires dans la foule et les craquements d'un vieux disque rayé, sa texture vocale si affirmée domine la partie centrale de Cogs in Cogs, une pièce en trois parties qui prend parfois des accents à la Carmina Burana. Même sensation dans le morceau éponyme de l'album divisé lui aussi en trois volets. Sur une tonalité plus élégiaque, celle du chant sans paroles, Cécile McLorin-Salvant subjugue tout autant avant qu'une harpe délicate et le piano intemporel de Brad Mehldau ne la relaient sur le morceau final, Heaven, une reprise de Starship Trooper de Yes.

Une autre reprise immortalisée par le groupe canadien Rush, Tom Sawyer, nous permet par ailleurs de retrouver Chris Tyle non plus à la mandoline mais au chant, et sur des accents étonnamment pop/glamour, jusqu'à ce que le morceau se retrouve cisaillé en plein milieu par un solo de sax qui réoriente complètement le thème initial. A-t-on tout résumé ? Certainement pas tant l'album fourmille encore d'autres inventions, osant la fugue de Bach, le cri de Munch, les orgues en pleines ténèbres, la ballade hispanisante, l'échappée free, ou encore l'oratorio rythmé de percussions robotiques. On songe parfois au Inland Empire de David Lynch, astral jusqu'à l'autisme mais définitivement inscrit au patrimoine des plus grands trips du 7e art. L'ovni surpuissant que Brad Mehldau offre à nouveau au jazz pourrait lui valoir une postérité de même ampleur.

Jacob's Ladder, Brad Mehldau (Nonesuch Records)