Taming the Dragon
Un dragon, certes, mais un dragon apprivoisé. Des machines, sans doute, mais des machines qui rêvent. Un ovni, peut-être, mais avec des humains dedans. Dans Taming the Dragon, Brad Mehldau et Mark Guiliana surfent sur les synthés zébrés et les drums orageux comme d'autres dansent avec les loups. Ils n'ont pas laissé pour autant leur sensibilité au vestiaire. Contraction patronymique de ce Janus à deux têtes, Mehliana se nourrit d'abord de la fabuleuse interaction entre le pianiste qui a fait jazzer RadioHead et le batteur qui a accompagné Avishai Cohen.
Se répartissant d'égal à égal les compos de l'album, ces deux-là génèrent le groove et le régénèrent, ne s'embarrassent d'aucun solo et trouvent dans la fée électricité de quoi ressourcer le jazz en une sorte de transe dont les anciens cadors de Weather Report n'auraient surement pas désavoué l'alchimie planante et voyageuse. Et tout cela en cinémascope, encore une fois... Comme autrefois dans Largo et surtout Highway Rider, ses projets les plus barrés et donc les plus passionnants, Brad Mehldau tisse au Fender Rhodes une B.O. dont on retiendra évidemment le morceau-éponyme qui ouvre le disque.
Façon spoken word mais en mode carrément psyché, le claviériste évoque un rêve éveillé dans le style Kerouac. Il y est notamment question de Dennis Hopper (l'acteur-fétiche d'Easy Rider) et d'un crash fatidique au volant, du côté de Los Angeles, le fatidique en question étant assuré par le beat récurrent et foudroyant du batteur avant l'explosion finale. Poésie des cymbales à l'appui, Mark Guiliana sait aussi varier les ambiances. Des morceaux plus doux prolongent ainsi l'hypnose (The Dreamer, London Gloaming...) ou alors lui donnent, comme dans Sleeping Giant, une couleur plus funky. Hungry Ghost possède tous les délices d'un titre playlist, Elegy for Amelia E. ressuscite une aviatrice transatlantique et, pour parfaire la magie vintage de l'ensemble, c'est Gainsbourg lui-même qu'on entend dans un mix ensorcelant de Ford Mustang et Manon...
Couleurs, jeux de miroir, ping-pong musical tour à tour phosphorescent et stratosphérique... La "palette sonique" -pour reprendre l'expression de Guiliana dans Jazz Magazine- dont nous gratifient les deux dompteurs de Taming the Dragon a résolument tout de l'album-culte.
Taming the Dragon, Mehliana, Brad Mehldau et Mark Guiliana (Nonesuch Records)