Histoire(s) du cinéma façon ECM
Toujours là. De plus en plus rare, de plus en plus fragile, tutoyant déjà la mort, peut-être, avec sa voix d'outre-tombe ou d'outre-ciel, mais encore parmi nous, immémorial de son vivant, fulgurances et espiègleries à ras bord. C'est beau, le cinéma et la vie, quand Jean-Luc Godard a 90 ans.
En guise de cadeau, Manfred Eicher et son label ECM ressortent la bande sonore et musicale intégrale de Histoire(s) du cinéma, ce monument à la gloire du 7e art que le réalisateur d'À bout de souffle a entamé en 1988 et achevé dix ans plus tard. Cinq CDs sans l'image, certes, mais avec un résultat encore plus hypnotique dès lors qu'on se laisse absorber par ces nappes de voix, leur imbrication avec des extraits de films, ou encore ces ambiances musicales où Jean-Sébastien Bach, John Coltrane et Patti Smith partagent le même environnement.
Ce n'est plus seulement le cinéaste qui est à l'œuvre, mais le compositeur et chef d'orchestre transformant avec ses baguettes magiques les spectateurs en auditoire. Dans Histoire(s) du cinéma comme dans plusieurs de ses autres films, JLG met à la fois "les mains dans le cambouis des images ", selon la belle formule de son biographe, Antoine de Baecque, et dans le cambouis des sons. D'où cet espace qui lui est propre entre bricolage et processus de création pure. Godard module également sa propre voix, scandée, chuchotée, ou alors déformée avec des effets de réverbation funèbres. C'est d'ailleurs cela, l'histoire des Histoire(s): vive le cinéma puisqu'il est déjà mort, supplanté par la télévision.
Magistrale épitaphe, en commençant par "l'histoire des deux frères. Ils auraient pu s'appeler abat-jour, mais ils s'appelaient Lumière, et ils avaient presque la même bobine. Depuis ce temps-là, il y a toujours deux bobines pour faire du cinéma...". Plus loin dans le récit, l'hommage à Rome, ville ouverte, de Rossellini : "le seul film au sens de cinéma qui a résisté à l'occupation du cinéma par l'Amérique, à une certaine manière uniforme de faire du cinéma, fut un film italien". Quant à Hitchcock, dont certaines scènes liées à divers ustensiles (un sac à main, une paire de lunettes, un trousseau de clés...) s'impriment à jamais dans nos esprits, il a "réussi là où échouèrent Alexandre, Jules César, Napoléon". Autrement dit, il a pris "le contrôle de l'univers ".
Le Livre d'image reprendra le même procédé, plus tard, mais avec un corpus d'œuvres plus surprenant. Dans Histoire(s) du cinéma, JLG parait davantage dans son "milieu naturel". L'auditeur n'en est pas moins bluffé par cet art de la contrebande qui a toujours singularisé Godard, cette manière qui n'appartient qu'à lui de confondre et de distinguer en même temps, de faire jaillir l'étincelle par le "collapse" et de nous emmener ailleurs tout en nous enveloppant dans le noyau dur de son univers. On l'a déjà mille fois écrit, mais plus le temps passe, plus ce Godard à vif, y compris avec le son sans l'image, nous est infinimeux précieux.
Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard, 90 ans ce 3 décembre (Coffret 5 CD chez ECM), coup de projecteur ce même jour sur TSFJAZZ avec Antoine de Baecque, co-auteur avec Gilles Mouëllic de Godard/Machines (Yellow Now)