Samedi 20 avril 2019 par Ralph Gambihler

Le Livre d'image

"-Pourquoi, dans le titre de votre dernier film, 'image' est-il au singulier ?

-Vous pouvez en penser ce que vous voulez...

-C'est comme si la matière de ce livre était de l'image.

-Oui, c'est aussi ce que je pense. C'est l'image qui fait le livre. La puissance du texte est dominée par l'image. C'est de l'image-matière, comme dans la peinture." (Jean-Luc Godard dans les Inrocks)

En matière d'image-matière, si on peut dire, et à bientôt 90 ans, Godard est toujours à vif, même si c'est avant tout sur le mode replay que son dernier ovni, Le Livre d'image, déroule toute sa magie. Une première vision hypnotise à défaut d'imprimer. Fragments, fulgurances, free style... On encaisse, mais ça va trop vite, alors que Adieu au langage semblait plus posé. Telle référence cinématographique ou littéraire nous échappe, et voilà qu'on se sent amputé, ou alors chirurgicalement amoindri. Sur la table d'opération du "replay", au contraire, et avec Internet en béquille, Ce Livre d'Image -au singulier- reprend formes -au pluriel.

Guerre, amour, cinéma et révolution. JLG enchevêtre ses marottes comme il malaxe extraits d'œuvres et d'actualités. Le replay opère d'abord en miroir d'Histoire(s) de cinéma, qui entremêlait déjà, il y a une trentaine d'années, le singulier et le pluriel. Mixage à la Godard: irruption de musiques et de silences, pellicule triturée ou déroulée, couleurs flamboyantes et saturées cisaillées de noir, diffraction de segments visuels et textuels faisant surgir une autre poétique... De cet art aussi ludique qu'accompli, Jean-Luc Godard maîtrise toutes les ressources.

Des trains foncent à toute berzingue. Au fabuleux travelling d'ouverture du Berlin Express de Jacques Tourneur font écho les premières phrases de L'Idiot de Dostoïevski: "C’était à la fin de novembre ; par un temps de dégel, humide et brumeux, le train de Varsovie arrivait à toute vapeur à Pétersbourg"... À ces figures de trains-machine, concentrationnaires, prolétariens ou mondialisés, succèdent un autre "collapse" saisissant: la fraternisation entre ouvriers et soldats dans La Commune, de Peter Watkins, et des citations de L'esprit des lois, de Montesquieu, ponctué par toute une série de contrepoints montrant justement tout ce qui contrecarre ou consume cet esprit des lois.

La partie sur le monde arabe -la plus conséquente- invoque les idéaux révolutionnaires passés et leur devenir, de Youssef Chahine à Daech. Comme s'il ne suffisait plus de se placer du côté des vaincus ou de déplorer, comme Edward Saïd, les dégâts de l'orientalisme. De toutes ces images déformées sur la "Région centrale", comme Godard surnomme cet "Orient si compliqué", se dessine une défaite du cinéma face aux civilisations du Livre et à leurs normes de plus en plus aliénantes.

Ne restent plus, dés lors, que des maximes sauve-qui-peut (la vie): "Même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances". Ne reste plus que cette voix de JLG qui n'a jamais été aussi spectrale. Sa voix, mais aussi ses mains. Ne reste plus qu'un vieux monsieur de 90 balais qui se souvient qu'il en avait 30 lorsqu'il aimait et filmait Anna Karina façon mentir-vrai dans Le Petit soldat: "Je ne suis pas triste que vous partiez, je ne vous aime pas, je ne vous embrasse pas tendrement"... Ce Godard-là ne se décortique pas, il bouleverse.

Le Livre d'image, Jean-Luc Godard. Festival de Cannes, 2018. Sur le site d'Arte depuis le 17 avril. Diffusion sur la chaîne le 24. Coup de projecteur, la veille, sur TSFJAZZ (13h30), avec le critique Jean-Michel Frodon.