Jeudi 9 mai 2024 par Ralph Gambihler

Fearless Movement

Comment une fois de plus ça décoiffe, comment ce jazz XXL rétrécit systématiquement toutes les échelles de ce que l'on écoutait précédemment et comment un explorateur qui n'a pourtant rien d'un messie signe une nouvelle assomption. Ainsi fonce Kamasi Washington avec son si téméraire Fairless Movement, six ans après le dantesque Heaven and Earth et neuf ans après la déflagration The Epic.

Le double CD est encore au rendez-vous, mais sur une durée plus concise de 86 minutes. Première galette délibérément hybride avec une sorte de psaume éthiopien (Lesanu) qui défouraille rapidement en refrain entraînant où percus, piano et soufflants rivalisent d'énergie entre deux claquements de mains. Toujours cette invincible armada autour du saxophoniste californien. Le 2e titre, Asha the First, prend l'allure d'un grand mix entre un mini-chœur en mode comptine inspiré par la fille de Kamasi Washington, un solo de basse aussi remarqué que remarquable de Thundercat, l'alter ego du saxophoniste, et l'entrée en scène de deux rappeurs qui n'ont rien d'une greffe extérieure tant ils parviennent à s'intégrer au morceau.

Avec Computer Love, vaguement inspiré d'un tube du groupe Zapp dans les années 80, Kamasi Washington signe une ballade électro-futuriste irriguée par la chanteuse Patrice Quinn et son timbre déjà si particulier à l'époque de The Epic. Autre ballade magnifique plus loin dans le disque, Together, mais sur un versant plus soul et avec le concours du chanteur BJ Chicago The Kid. Get It fait intervenir pour sa part la star George Clinton mais côté people, c'est l'iconique Andre 3000 qui enchante le plus en troquant son rap pour la flûte, faisant de Dream State l'un des sommets planants de l'album avec le concours de Cameron Graves aux synthés.

Ce dernier déchire aussi au piano, à l'instar d'un premier envol sur Lesanu, et surtout dans le fougueux Lines in the sand, mais là, on est déjà dans le deuxième disque, et il est encore supérieur au premier. Peut-être parce qu'il est plus jazz... Avec son titre coltranien, Interstellar Peace possède une tonalité marche funèbre extraordinairement hypnotique. Tout aussi spatial, Road to self (KO) est une longue transe de près d'un quart d'heure, et puisque tout se finit sur un Prologue avec Kamasi Washington, sa reprise d'un titre inspiré d'Astor Piazzolla est un chef d'œuvre de vitesse avec un sax désormais bien hurlant alors qu'il bourdonnait de manière tout aussi scotchante sur les titres précédents, toujours dans la grande lignée d'un Pharoah Sanders et de ses sonorités abrasives.

Beaucoup de monde, finalement, dans cet album qui met un peu en sourdine la dimension prométhéenne des précédents albums (et notamment les orchestrations-oratorios avec des chœurs façon péplum...), mais avec en contrepartie une vigueur collective encore plus affirmée: "Je veux atteindre une planète que mon vaisseau ne peut pas atteindre tout seul ", a dit Kamasi Washington dans une interview. L'humilité propre à certains jazzmen est bien au rendez-vous, même sur un rythme d'enfer.

Et puisque, toujours selon le musicien, la danse est au cœur de ce nouveau projet, elle pulse, groove et bifurque ici dans une multitude de registres, "créant le lien entre le mouvement et l'émouvant ", pour reprendre une formule du compositeur-arrangeur John Hollenbeck lorsqu'il bossait sur un projet similaire avec Daniel Yvinec et l'ONJ. À moins que ce soit d'abord avec ses propres loups que "danse" Kamasi Washington, génial chef de meute d'un jazz déchaîné, intrépide et surtout, définitivement envoûtant.

Fearless Movement, Kamasi Washington (Young Records). Concert salle Pleyel, à Paris, le 13 octobre 2024