Shut Up and Dance
"- Vous chantiez ? j'en suis fort aise. Eh bien! dansez maintenant"... Moins vengeresses que la fourmi du bon La Fontaine, nos platines ne tiennent décidément plus en place avec le nouveau challenge de l'Orchestre National de Jazz. Un an après les vocalises du chatoyant "Around Robert Wyatt" , Daniel Yvinec et les malicieux solistes de l'ONJ explorent donc une nouvelle manière de danser le jazz à travers ce "Shut Up and Dance" dont le titre peut sembler un peu provocateur au départ.
Car si danse il y a ici, elle n'est pas du genre à postuler à Congo Square, et encore moins au Palladium Ballroom ou au Caveau de la Huchette... A vrai dire, c'est plutôt un au-delà du swing que propose Yvinec avec l'aide du compositeur-arrangeur John Hollenbeck, lequel a mitonné une série de dix morceaux qui se déploient, pour chacun d'entre eux, autour de tel ou tel musicien de l'orchestre. Il en ressort un cocktail décapant qui "crée le lien, comme le dit Hollenbeck lui-même, entre le mouvement et l'émouvant", tout en puisant à tous les rythmes (transe électro, sonorités africaines, musique répétitive), à toutes les bifurcations (outre les instruments classiques, on y entend des balles de ping-pong, des logiciels informatiques, des tubes de PVC...), à toutes les manières, en somme, de "groover" (avec dans plusieurs morceaux les instruments à vent qui ouvrent le bal quand ce rôle est généralement dévolu à une section rythmique)...
Une même fièvre et une même jubilation réunissent tous ces morceaux qui recèlent de prodiges architecturaux et d'arrangements gigognes... L'enchaînement des couleurs, l'agencement en "tuilage", l'interaction tourbillonnante entre les instruments... Dans son essence même, "Shut up and Dance" est profondément ellingtonien, jusqu'à autoriser, effectivement, les correspondances chorégraphiques les plus enivrantes, comme l'avait fait en son temps Alvin Ailey sur plusieurs compositions du Duke...
On terminera sur les quatre sommets de l'album: la tripale "Praya Dance", conçue pour le flûtiste Joce Miennel, "Melissa Dance", planante composition dédiée au saxophoniste et clarinettiste Antonin Tri Hoang avec un lyrisme et une incandescence qui rappellent un peu ce qu'avait fait Pierrick Pédron dans "Omry", le ténébreux "Shaking Peace", une pièce toute en sortilèges centrée sur la pianiste Eve Risser et pour finir, "Life Still", ballade magnétique conçue pour le bassiste Sylvain Daniel et que nous avons tout "naturellement" préemptée récemment sur TSFJAZZ pour habiller en musique un coup de projecteur consacré au nouveau roman de Bret Easton Ellis... L'inventivité mélodique de ces quatre morceaux devrait en ravir plus d'un, sauf évidemment quelques oreilles revêches qui tiennent officine dans un hebdo télé toujours très prodigue par ailleurs en doctes ordonnances.
"Shut up and Dance", de l'Orchestre National de Jazz sous la direction artistique de Daniel Yvinec (Bee Jazz) Concert au théâtre du Châtelet, à Paris, le mardi 25 janvier 2011