Deep Rivers
Un Béarnais nous ouvre les portes de l'Amérique, et pas n'importe laquelle: des chants d'abolition du temps de l'esclavage, des gospels tout en ferveur, du proto-jazz qui berçait les jeunes années des soldats US débarquant en France vers la fin de la Première Guerre Mondiale... C'est d'ailleurs à l'occasion du 100e anniversaire du premier concert de jazz en Europe, à Nantes, le 12 février 1918, que le pianiste Paul Lay a forgé ce Deep Rivers sorti en début d'année et qui ne cesse depuis de nous transporter, surtout à la croisée des chemins où se trouvent les États-Unis alors qu'on ne sait toujours pas, même après l'élection, si les sombres années Trump vont se poursuivre ou connaître un coup d'arrêt.
Virtuose et instinctif, tel un Bill Frisell tutoyant à la guitare un répertoire similaire, Paul Lay dépasse naturellement la simple illustration historico-musicale. Dans les quartettes de Géraldine Laurent et Éric Le Lann ou encore aux côtés des frères Moutin, (dernier concert au Duc des Lombards avant le premier confinement de mars...), il était déjà bien difficile de dissocier dans son jeu la technique et l'âme. Mission encore plus impossible lorsque Paul Lay s'associe à ses anciens complices de l'album Alcazar Memories, le contrebassiste Simon Tailleu et la chanteuse suédoise Isabel Sörling dont Ibrahim Maalouf a produit le premier album. Quelle voix ! Sur scène, c'est l'état second, la transe, l'aura scandinave sans qu'on puisse convoquer telle ou telle généalogie vocale. Même un CD n'a pas raison de ce timbre ovni aussi tranchant dans ses versants folk que jazz.
De quoi sublimer la force d'émotion de nombreux morceaux, le déchirant Rebel Soldier en tête, y compris lorsqu'ils s'éloignent d'un cadre stricto-états-unien à l'instar de To Germany, poème dédié au peuple allemand qu'un jeune officier britannique laissa à la postérité avant de tomber au front. Paul Lay en fait un oratorio. Il signe deux autres compositions, et notamment le superbe et lancinant Blues, instrumental qui clôt l'album en faisant intervenir des "guests" comme Donald Kontomanou, Bastien Ballaz, Quentin Ghomari et Benjamin Dousteyssier.
Tempo plus haletant avec Souther Soldier Boy, Follow The Drinking Gourd et Battle of the Republic, chants de guerre dénués du moindre vernis martial tandis que quelques sauts générationnels aidant, c'est Nina Simone et son Go To Hell qui retrouvent une seconde jeunesse. Cerise sur le gâteau, le fameux Maple Leaf Rag de Scott Joplin où Paul Lay exulte façon piano stride en faisant preuve d'une modernité facétieuse. L'odyssée mémorielle, scotchante de densité, d'instinct et de sensibilité, imbibe avec bonheur nos oreilles transatlantiques.
Deep Rivers, Paul Lay (Laborie Jazz)