Samedi 25 juin 2022 par Ralph Gambihler

Decision to leave

Tour à tour vénéneuse et poignante, dissimulatrice et entière, hypnotique et charnelle, la sublime Tang Wei de Decision to leave rappelle à bien des égards le personnage de Mortelle Randonnée campé par Isabelle Adjani. Dans les deux films, la comédienne principale change souvent de coiffure. Elle a aussi le don de laisser derrière elle quelques cadavres tout en rendant fou le policier ou le détective qui la traque, même si celui qu'interprétait Michel Serrault sous la direction de Claude Miller restait surtout embué dans le souvenir d'une fille disparue sans pour autant dissiper, justement, ce que sa quête pouvait avoir d'incestueuse.

La relation ici est presque plus franche mais tout aussi pudique, contrairement au boursouflé Mademoiselle, le précédent Park Chan-wook. Sous couvert d'un polar labyrinthique que certains ont limité à un simple exercice de style, le réalisateur sud-coréen a surtout à cœur de filmer la plus romanesque des histoires d'amour en passant au peigne fin ses tonalités plurielles: le trouble, la fièvre lente, la cristallisation... Tout en somme relève du subreptice entre le flic insomniaque et la veuve pas forcément joyeuse mais si peu ébranlée alors que son richissime mari s'est scratché du haut d'une falaise.

Drôle d'interrogatoire autour de ces deux-là. Pour agrémenter la garde à vue de sa suspecte, l'enquêteur commande des sushis haut de gamme. Ça le change des  statistiques sur une vie sexuelle réussie dont l'abreuve sa morne épouse. La veuve s'est dotée quant à elle d'une application de traduction simultanée sur son smartphone. C'est pratique quand on ne parle pas très bien le coréen (elle est originaire de Chine...) et qu'on veut tenir son rang dans le ping pong verbal qui peut parfois affoler une libido. Autant dire qu'entre thriller vertigineux et assomption romanesque, Park Chan-wook instille aussi quelques traits d'humour.

L'intrigue se déploie dans le temps, brouille les pistes, superpose les conjectures. Aussi paumé que le flic au départ, le spectateur parvient néanmoins à se sortir de ce dédale tantôt hitchcockien, tantôt lynchien. Il est aidé en cela par une mise en scène extraordinairement soyeuse. Park Chan-wook joue à la fois sur les reflets, les jeux de miroirs et les visions oniriques du personnage masculin qui s'imagine partager le même espace que le sujet de son obsession, mais aussi sur les ressorts de la technologie, à l'instar d'un usage complètement dingue des messageries numériques dans le corps du récit.

La jungle urbaine qui entoure cette épopée n'a plus qu'à laisser place à des échappées géographiques qui en décuplent l'émotion. Sur un flanc de montagne enneigé comme au bord d'une plage au coucher du soleil, virtuosité et mélancolie se fondent et tendent vers un final déchirant de splendeur. Nul besoin pour cela de projeter sa tête en arrière comme Adjani du haut d'un parking aérien dans Mortelle randonnée. Une célèbre symphonie viscontienne -la No 5 de Mahler- suffit à nous emporter définitivement en haut des vagues.

Decision to leave, Park Chan-wook, prix de la mise en scène à Cannes. Sortie en salles ce mercredi 29 juin. Coup de projecteur le même jour sur TSFJAZZ (13h30) avec l'écrivain et critique au Figaro Éric Neuhoff.