Combats et métamorphoses d'une femme
On ne peut pas toujours écrire comme à la guerre. Dans son avant-dernier opus, Qui a tué mon père, Édouard Louis embaumait le portrait de son géniteur de belliqueux J'Accuse à l'endroit de nos gouvernants présents et passés. Adieu le beauf alcoolisé et homophobe de En finir avec Eddy Bellegueule, l'ingrat paternel se muant en incarnation brisée d'une classe ouvrière en lambeaux au gré de quelques vignettes torsadées en à peine 80 pages. Jackpot garanti dans le fatras politique déjà bien binaire de l'époque. Au niveau littéraire en revanche, comme sur le plan de l'émotion pure, la moisson semblait moins généreuse.
La mère, c'est un champ des possibles bien plus vaste. Cette vieille photo, déjà, retrouvée par hasard: vingt ans et un léger sourire, des cheveux blonds autour de ses yeux verts. "C'était comme si elle cherchait à séduire "... Courir -ou écrire- après cette photo revient à déblayer tout ce qui s'est entassé depuis: deux mariages-cauchemars, des coups et des insultes, l'esclavage domestique, l'humiliation, la pauvreté... Convoquée au lycée pour signer des papiers administratifs, la voilà sommée par son Édouard de fils de ne pas mettre les doigts dans le nez lorsqu'elle cause. Si fière dans une vie antérieure, elle fait honte désormais.
Reste le mystère d'une écriture si tendre pour retracer une odyssée à ce point cruelle. Même clarté blafarde, pourtant, pour ce qui est des enjeux de classe quand la plume se force davantage au rayon de l'oppression patriarcale. Une copine dépressive surgit, Angélique. Elle n'est pas du même monde. Elle finit par "congédier" la mère quand elle n'en a plus besoin. Ainsi se rétrécit le chant des possibles chez celle qui pensait mériter une autre vie en estimant "qu'il aurait fallu un rien pour l'effleurer, et que sa vie n'était ce qu'elle était dans le monde réel que par accident "...
L'écriture si douce tient en réalité à une métamorphose. D'abord celle de l'auteur confronté lui aussi à la honte, mais sur un autre plan. "Tu ne fais pas la femme, au moins", lui lance sa génitrice lorsqu'elle apprend son homosexualité. Édouard Louis en rit à présent, et encore une fois, c'est un rire de tendresse. "Notre histoire commence le jour de notre séparation. Comme si on avait inversé le temps, comme si c'était la séparation qui avait précédé la relation ".
La métamorphose de la mère, ensuite. Elle finit par plier bagage pour vivre à Paris avec un autre homme. Oublié, ce jour sinistre où elle en venait même à proposer à son fils ses services rémunérés de femme de ménage. Dans la capitale, elle se maquille, se refait belle, fume une cigarette avec Catherine Deneuve dans une scène hallucinante qui rend l'actrice encore plus estimable. "On a commencé comme des perdants. Elle la femme, moi, l'enfant dissident, monstrueux. Et puis l'équation se retourne "... Équation moins complexe, certes, que le puissant Histoire de la violence, mais tout aussi poignante à l'image de ce vœu ultime où pour la mère, un récit aussi intimement filial constituerait, "en quelque sorte, la demeure dans laquelle elle puisse se réfugier ".
Combats et métamorphoses d'une femme, Édouard Louis (Le Seuil)