Mercredi 26 mai 2021 par Ralph Gambihler

Canoës

Fragiles et pensives, les héroïnes de Canoës donnent de la voix -ou la cherchent- sous la plume toujours ciselée de Maylis de Kerangal. Présence au monde, timbres voilés, mués ou usés... Dans ce recueil de nouvelles qui surgit en librairie au moment où l'on rêve enfin de tomber le masque et que plus aucun tissu ne vienne parasiter l'air filtré par notre larynx, cette exaltation des voix humaines par l'auteure de Réparer les vivants a presque valeur de manifeste. On l'aurait rêvé néanmoins moins impressionniste.

C'est bien là l'écueil d'un genre littéraire qui laisse forcément le souffle romanesque en pointillés. Conçu de l'aveu même de l'écrivaine comme un "roman en pièces détachées " avec une novella centrale et des satellites tournant autour, Canoës nous emmène au fil de l'eau sans jamais rappeler l'immersion qu'on avait ressentie à la lecture de Un monde à portée de main. Tout, ici, n'est que tessiture. Vu que ça tourne autour de la voix, c'est logique. La chair, elle, est un peu en manque.

On a une tendresse particulière, tout de même, parce qu'on fait de la radio, pour Ruisseau et limaille de fer, ce rendez-vous un peu raté entre deux amies dont l'une a maquillé sa voix en la rendant moins féminine, de manière à la faire rentrer dans un format radiophonique peu accueillant envers les timbres trop aigus. Le seul récit au masculin singulier est aussi le plus émouvant : un homme garde le souvenir de son épouse décédée à travers sa voix enregistrée dans le répondeur de son téléphone. "Une voix claire et dorée, écrit Maylis de Kerangal, une voix d'île grecque en juin ", une voix survivant à l'être aimé, "sous la forme d'un oiseau léger "...

La trame la plus dense -la fameuse novella centrale- nous emmène au Colorado. Une Française peine à s'y acclimater tout en s'émancipant au volant d'une Mustang, ce qui n'est pas une aventure sans risque. Comme dans Ruisseau et limaille de fer, l'intonation de voix de son mari s'est subrepticement altérée lorsqu'il s'adresse à des Américains. Un signe de désamour, peut-être... On respire les effluves et l'encens de cette façon d'écrire et des perceptions qu'elle fait naître. C'est moins fastidieux que de relire chaque nouvelle pour savoir à quel moment Maylis de Kerangal mentionne le mot "canoë".

Canoës, Maylis de Kerangal (Editions Verticales)