Un monde à portée de main
Quelqu'un lui a balancé un jour : "C'est vous, la réparatrice?" Maylis de Kerangal a moyennement apprécié. Mêmes réserves à l'idée qu'un roman à succès comme Réparer les vivants (titre emprunté à Tchekhov, ne cesse-t-elle de rappeler...) ait pu donner lieu à un cliché journalistique pour chroniques post-attentats.
Terminus, Paula Karst descend ! La fougueuse Parisienne d'Un monde à portée de main qui, au début du roman, dévale les étages de son appartement parisien n'a plus rien à voir avec l'univers de Réparer les vivants, ses greffes d'organes, ses deuils froids... Quelle descente d'escalier, justement, et quelle entame ! La phrase claque et virevolte sur 19 lignes. Dans le vestibule, Paula est "interceptée in extremis" par un grand miroir, "elle pile et s'approche, sonde ses yeux vairons, étale le fard trop dense sur ses paupières (...) sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour"....
C'est étrange, un coup de foudre dés les premières lignes. Surtout pour le parfait novice que nous sommes face aux horizons professionnels de Paula. Vert céladon, bleu pâle, jaune de cadmium orange et vermillon... Elle sera peintre en décor et experte en trompe-l'œil, travaillant couleurs, pigments et pollens, mais aussi bois et marbres pour créer des simulacres en tout genre. Elle crapahutera de Cinecittà à la grotte de Lascaux après avoir suivi une formation bien ardue dans une école bruxelloise tenue d'une main de fer par une femme au col roulé noir. Le lexique auquel a recours Maylis de Kerangal en la matière n'a rien de rebutant. A l'instar d'un Aurélien Bellanger dans L'Aménagement du territoire, elle mêle au contraire technicité et souffle romanesque, usant d'une certaine terminologie comme d'une aquarelle ou d'un chant chamanique.
La clé, encore une fois, c'est son héroïne "karstique" toute en relief, en tourments et en éblouissements, prête à investir son imaginaire dans l'acte qui consiste à copier, imiter et reproduire. Les grands auteurs, "braqueurs de réel" et autres "trafiquants de fiction", ne procèdent-ils pas de la sorte ? Entre la romancière et son sujet, visiblement, les yeux vairons ne sont pas le seul dénominateur commun, mais si le propos frappe par sa densité, il ne vient jamais contrarier ce que l'odyssée de Paula Karst a de charnel.
Car savoir peindre, écrit Maylis de Kerangal, "c'est d'abord sortir dans la rue et aller boire une bière", c'est un rapport à la vie, au sensible, aux amitiés élastiques, à l'image de ce lien qui unit l'héroïne à ses deux camarades de formation (le trio masculin/féminin de Croque la vie, de Jean-Charles Tacchella, nous revient parfois en mémoire...) que sont Kate, l'Écossaise grande gueule, et surtout Jonas, le colocataire qui se la joue un peu Rembrandt avec son caractère de taiseux et ses yeux cachés sous la visière de sa casquette. Le lien entre ces deux-là est souterrain, infra-verbal, et puis ils finissent par se trouver un jour de janvier 2015 alors que des dessinateurs qui fabriquaient eux aussi des images ont été assassinés.
Encore une réparation de vivants en vue? Pas vraiment. Plutôt une sombre estafilade dans les dernières pages d'un roman jusque là tendu vers le beau et la lumière. Paula et Jonas font l'amour comme des fauves blessés. Ou alors, nous précise l'auteure au micro de TSFJAZZ, comme des découvreurs, à l'instar des jeunes arpenteurs de Lascaux il y a trois quarts de siècle. "Qui veut encore des hommes, Paula ?", lui demandera Jonas, plus tard, dans une sorte de plasma pariétal près de la grotte préhistorique où eut lieu le premier geste pictural. Un autre monde leur est enfin à portée de main.
Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal (Éditions Verticales). Coup de projecteur avec l'auteure, ce vendredi 28 septembre, sur TSFJAZZ, à 13h30.