Jeudi 22 novembre 2012 par Ralph Gambihler

Brad Mehldau à Pleyel

Et soudain Larry Grenadier prit l'archet... Deux ans presque jour pour jour après son concert au théâtre du Châtelet, c'est à la salle Pleyel que Brad Mehldau faisait de nouveau partager, ce mercredi 21 novembre, la plénitude de son art. La plénitude d'un trio, surtout... Au Châtelet, c'était piano, saxe et grand orchestre. Joshua Redman fanfaronnait joyeusement dans un écrin de cordes célébrant "Highway Rider", l'album le plus aventureux du pianiste.

Plateau moins encombré mais tout aussi intense à Pleyel où ils n'étaient plus que trois à fusionner dans une soirée d'anthologie. Et soudain Larry Grenadier prit l'archet... On venait déjà de se prendre, pourtant, un kiff d'éternité. On en reconnaissait le thème, dés les premières notes, sans oser croire que c'était bien le "And I Love Her" des Beatles dont Brad Mehldau allait s'emparer, faisant voyager l'antédiluvienne mélodie dans des contrées insoupçonnées, limite Bossa. On se "délictuait" ensuite (désolé pour le néologisme) de l'éclectisme d'un répertoire décliné tantôt dans un lyrisme enfiévré, tantôt dans des accents bluesy ou bop imparablement scotchants. Paul McCartney et Charlie Parker faisaient si bon ménage, finalement...

Et soudain Larry Grenadier prit l'archet... Oh, certes, il y eut encore d'autres grands bonheurs. Ce "Beatrice" de Sam Rivers, par exemple, donnant lieu à un dialogue prodigieux entre le pianiste et son batteur, Jeff Ballard... Phrases courtes, solos météorites ou alors étoiles filantes... Rien d'envahissant, en tout état de cause, à l'image d'une soirée où Brad Mehldau devait aussi nous subjuguer par son sens de l'épure, main gauche faussement timide quand la droite soutenait dans une douce empathie les deux autres sidemen, un peu à la manière de Keith Jarrett avec Charlie Haden dans "Jasmine". Mais cela, c'était avant que Larry Grenadier ne prenne l'archet.

Ce fut alors la vague, les pupilles embuées, la note bleue en cinémascope et la certitude d'avoir assisté au concert de l'année. Ce fut "Ten Tune", composition inconnue au bataillon mehldauïen et pourtant si naturellement emblématique d'une sensibilité d'exception. Intro piano, premier croisement avec cymbales, et soudain Larry Grenadier prit l'archet, et de cette contrebasse bourdonnant la plus belle des mélodies on ne se lassait plus. Et le piano chantait, et la batterie se mettait presque à bourdonner à son tour.

On le comprenait tellement bien, dés lors, cet art des nuances dont Jeff Ballard nous avait fait confidence, l'après-midi même, dans une interview accordée à TsfJazz... Et soudain Brad Mehldau plongea dans un solo cristallin... Une dizaine de minutes s'était déjà écoulée, et ce "Ten Tune" prit définitivement son envol. Ce solo, déployé jusque dans les touches les plus aigües du clavier, ce fut comme un barrage qui cédait, comme si les quelques instants de rétention pianistique qui avaient précédé se laissaient submerger par un déluge d'émotions... A la sortie du concert, on se prenait déjà à rêver d'un album live...

Brad Mehldau en trio, Pleyel, 21 novembre 2012