Boppin' with Django
Impromptu et Flèche d'or, mais aussi Vamp et Anouman... Au registre up-tempo ou au rayon ballades, on s'en veut un peu d'être passé jusqu'ici à côté de la période bop de Django Reinhardt. Il est vrai que ces morceaux magnifiques ont été moins repris par la suite, comme si confiné dans ses Nuages préférés, un certain jazz manouche n'avait guère osé s'aventurer dans les couleurs les plus mutantes du ciel "reinhardtien". Peut-être s'y serait-il cassé les dents d'ailleurs, comme le suggère Pierre Fargeton en rappelant qu'on ne peut pas jouer un titre comme Babik avec une rythmique type Hot Club de France.
Raison de plus pour se plonger dans cette œuvre de jeunesse d'un chercheur aujourd'hui reconnu, notamment depuis sa somme monumentale sur André Hodeir. Avec Boppin' with Django, publié en 2007 sous le titre La Modernité chez Django, Pierre Fargeton ausculte un passionnant "work in progress". Entre 1947 et 1953, le guitariste le plus reconnu de l'époque saute avec allégresse dans le train du be-bop même s'il lui faut plusieurs stations pour arriver au bon terminus, en commençant par sa tournée américaine homérique avec Duke Ellington.
Son acuité auditive, en tout cas, ne le trompe pas: derrière le Ko Ko de Charlie Parker, il est l'un des rares musiciens européens à reconnaître les accords de Cherokee. En attendant, il lui faut un peu de temps pour trouver des sidemen au jeu aussi moderne: Hubert Fol, Pierre Michelot, Maurice Vander, puis Martial Solal... Un laboratoire lui ferait également du bien. Pour les beboppers américains, ce fut le Minton's, pour Django, ce sera le club Saint-Germain. Le bouillon tient un peu du brouillon, mais le guitariste s'éclate. L'album-testament Les Rythmes de Django harmonisera davantage toutes ses fulgurances.
C'est cet ultime chapitre qui donne lieu de la part de l'auteur à des intuitions stimulantes bien qu'il en reconnaisse aujourd'hui le caractère un peu daté. "L'articulation des phrases à elle seule peut faire changer d'époque ", observait déjà le regretté Patrick Williams. Pierre Fargeton reprend la balle au bond. "Quand on regarde la bouche de Django, écrit-il, elle articule bop, mais quand on entend le son qui s'y échappe, elle parle reinhardtien ". Fargeton appelle cela les "aiguillages de la pensée", autrement dit un type de réflexes musicaux qui reviennent presque à l'insu du guitariste alors même qu'il s'imbibe à 100% du nouveau langage parkérien.
C'est là où survient la métaphore la plus osée, cette fameuse maison que Django aurait toujours reconstruite: d'abord en bois, puis en pierre, puis en briques et en matériaux modernes. Un peu comme son peuple, "nomade à travers les âges, mais voyageant en charrettes de bois, puis en caravane, puis en camping car"... L'auteur ne réécrirait pas aujourd'hui la même phrase, surtout après s'être escrimé contre toute assignation de la musique de Django à un supposé "jazz manouche ". Pierre Fargeton préfère penser que comme pour tous les grands musiciens de jazz dotés d'une forte personnalité, ce qui est de l'ordre du similaire revient toujours, même à travers des vocabulaires complètement différents. Il réhabilite au passage un certain Hugues Panassié qui, si traditionaliste fût-il, n'était pas le dernier à tresser des lauriers à cet ultime Django dont la quête de modernité aura été brisée par une disparition prématurée.
Boppin' with Django-L'influence du be-bop sur le langage tardif de Django Reinhardt, Pierre Fargeton (Editions Delatour). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 17 juin, sur TSFJAZZ (13h30)