Mardi 2 mars 2010 par Ralph Gambihler

Insensiblement (Django)

"Where is Django ?", demandent les GI's qui débarquent dans la France libérée, alors que la renommée du guitariste a franchi depuis belle lurette l'Atlantique... "Where is Dizzy ?", rétorque le Manouche au sourire de chat, affamé de be-bop et de musiques nouvelles, lorsqu'il touche à son tour le sol américain... "Where is Stephane ?", lui assène t-on lors de cette interminable tournée dans le sillage de Duke Ellington, comme s'il était indissociable de Stéphane Grappelli, comme si, tout seul, il n'était pas autre chose qu'une bête de foire, une caricature de romanichel, un post-scriptum de manoucheries et de vieilles scies qu'on applaudit uniquement pour le folklore, qui vient après coup, une fois que le Duke a rassasié son public de "mystère et de liturgie"... À quoi bon être à l'heure, dans ces conditions, lorsqu'il s'agit d'honorer la grande soirée du  Carnegie Hall ? La désillusion ne se laisse-t-elle pas mieux consumer dans ce bar de Manhattan où Django trinque avec le boxeur Marcel Cerdan ?  "J'ai bien le temps, Marcel ! Ils n'ont qu'à m'attendre, les Américains..."

Quand Alain Gerber apporte sa touche au centenaire de Django Reinhardt c'est, comme souvent chez lui, tout en doigté et en crépuscules. Il a à l'oreille le testamentaire Insensiblement dont Django grave la 2ème version quelques semaines avant sa mort. Il a son angle, surtout, Django en Amérique, cette terre promise, cette Eglise à laquelle l'avait initié dés les années 30 Coleman Hawkins qui, pour se ressourcer, fera, lui, le voyage inverse, en Europe.

Alain Gerber raconte un Django qu'on ne connait pas. De la nonchalance "reinhardtienne" il fait table rase pour ne saisir au vol que le musicos halluciné, prêt à tout pour débusquer les rythmes du futur, allergique à cette statue de cire qu'il est devenu sous l'Occupation... Django veut connaître les secrets de Charlie Parker, de Dizzy Gillespie, de cette "musique d'après Hiroshima et Nagasaki"... Il croit avoir trouvé le Messie avec cet "expert des renaissances", ce "bourlingueur", ce vagabond lui aussi en son genre qu'est Duke Ellington. On connait la suite. "Comme souvent dans la vie, écrit Alain Gerber, l'attente de la fête avait été l'unique fête, l'idée de la fête qui vous passait sous le front, pareille à des nuages qui se retirent et ne vous laissent qu'un bleu sans fin, immobile autour du soleil "...

C'est en Amérique qu'il se met à peindre. Django est au fond du trou. Dans son deux-pièces du Henri Hudson, un hôtel proche de Broadway, des modèles se succèdent dans la pénombre... Parmi eux, une fille aux yeux noirs, rencontrée dans une boîte de Pigalle avant guerre, et qui  parvient à fixer le regard du Gitan. Elle s'appelle Lorna Zelnic. Elle a, semble-t-il, traversé l'enfer quand au même moment Django vivait son soi-disant âge d'or de l'Occupation... Il est un peu maladroit avec la fille, Django, un peu comme la plume d'Alain Gerber à cet instant du livre, et avec ce personnage féminin qu'il a inventé, comme si l'échappée vers la pure fiction l'éloignait "insensiblement" de son angle de départ, cet "America, America" dont, au final, il arpente  magnifiquement les tourments en suivant au coeur-à-coeur un Manouche qui perd la foi au pays de ses rêves.

"Insensiblement (Django)", d'Alain Gerber (Editions Fayard). Alain Gerber est l'invité de TSFJAZZ ce jeudi 4 mars à 19h, dans "Les Jeudis du Duc", en direct du Duc des Lombards.... ...