1Q84 (Livre 3)
Le père de Tengo meurt à l'hôpital dans le 3eme tome de 1Q84, la saga aux deux lunes d'Haruki Murakami. "A la façon de la feuille d'un arbre, il avait éteint la lumière de sa conscience, fermé la porte de toutes ses sensations et attendu le changement de saison"... Le réconfort viendra d'une infirmière: "La mort d'un homme, dit-elle, (...) c'est terrible. Un trou s'ouvre dans le monde. Et nous, nous devons saluer cette disparition avec respect. Sinon, le trou ne pourra jamais être comblé".
Elle dit autre chose, l'infirmière. Lorsqu'il était encore dans le coma, et aussi étrange que cela paraisse, le père de Tengo laissait pendre sa main et il tapait sur le cadre du lit: "Toc, toc, toc"... Un peu comme ce collecteur de redevance (c'était l'ancien métier du père) qui vient réclamer son dû à plusieurs reprises au cours du récit. Ce fantôme-là est plus bruyant, plus menaçant. Il frappe comme un dingue à la porte de ceux qui se cachent: "Il y aura forcément quelqu'un qui vous découvrira tôt ou tard !", "On frappera à votre porte au moment où vous vous y attendez le moins !", "Les gens doivent payer pour ce qu'ils reçoivent !"
Ils sont deux derrière la porte, chacun dans un appartement différent. L'une qui attend, l'autre qui épie. Elle, c'est Aomamé, l'amoureuse de Tengo. On l'avait laissée un pistolet sur la tempe dans les dernières pages du 2eme tome. Elle venait de tuer le chef d'une secte et semblait vouloir en finir, à jamais prisonnière de ce monde détraqué figé sur l'année 1Q84. Une voix au fond de son âme, comme un écho intra-utérin, a retenu le geste fatal. Aomamé , désormais, se cache de la secte en lisant Proust qui dilate autant le temps que Murakami. Elle attend, surtout, que Tengo surgisse à nouveau dans le jardin d'enfants, en haut du toboggan éclairé par les deux lunes, près d'un lampadaire à vapeur de mercure qui donne au paysage des teintes blafardes faisant songer "aux allées désertes d'un aquarium de nuit"...
Et puis il y a celui qui épie, qui attend son heure lui aussi. Le nabot difforme, le loup solitaire envoyé par la secte pour mettre la main sur Aomamé. Il s'appelle Ushikawa, et il n'y a pas de lieu de s'étonner, vu ses tourments intérieurs, de le voir lui aussi "capté" par les deux lunes d'1Q84. C'est d'ailleurs de sa langue rapeuse couverte de mousse verte que vont réapparaître, dans un climax époustouflant, nos chers Little People entrevus dans les deux livres précédents et toujours acharnés à tisser ces étranges "chrysalide de l'air" qui sont un peu comme l'enfance du monde. Quel magnifique personnage, ce Ushikawa. Il nous console de la disparition, sans crier gare, de la mystérieuse et pulpeuse Fukaeri qui transcendait les deux tomes précédents. Il en viendrait presque, le monstre, à éclipser la romance entre Tengo et Aomamé qui vire un peu New Age façon Terrence Malick (il y a pire, en même temps, comme référence) dans le dernier quart du récit...
Ce n'est là qu'une infime réserve... C'est notre familiarité désormais consommée avec l'univers d' 1Q84 qui lui enlève peut-être un peu de sa magie originelle. Tout le reste -la grâce de l'écriture, la densité des personnages, la force d'attraction de l'imaginaire "murakamien"- atteint une nouvelle fois des confins rarement dépassés dans la littérature contemporaine.
1Q84 livre 3, d'Haruki Murakami (Editions Belfond). Coup de projecteur avec Didier Jacob, la plume littéraire du "Nouvel Observateur", mercredi 11 avril, sur TsfJazz (7h30, 11h30, 16h30)