Frantz Fanon, une vie en révolutions
Lui qui fut si brave au milieu des tirs de mortier (jusqu'à être décoré, ironie du sort, par le général Salan, futur ultra de l'Algérie française...), voilà qu'il ne trouve aucune cavalière lors d'un bal à Toulon en 1945. Au libérateur antillais, les Françaises blanches préfèrent les GI's alors même que la plupart des soldats de la France libre viennent des colonies. Telles ont été les premières humiliations et les premières colères de Frantz Fanon dont le journaliste quadragénaire Adam Shatz, responsable américain de la London Review of Books, brosse à la fois le parcours, l'œuvre et l'héritage toujours brûlant. Résultat: une biographie menée de main de maître, toute en doigté et en acuité, aussi précise dans le trait que dans la synthèse, et qui ne concède rien à l'hagiographie. Ainsi la si courte vie (1925-1961) d'un Noir de Martinique qui disait "Nous, Algériens..." prend-elle la dimension d'une épopée souvent tragique et au diapason de toutes ses révolutions, intérieures ou pas.
Car c'est bien ce qui saisit d'abord le lecteur: le sujet du livre ne tient pas en place. Soldat de la 2e Guerre mondiale, soignant et psychiatre, essayiste, membre, porte-parole et ambassadeur du FLN algérien... C'est une Internationale à lui tout seul, Frantz Fanon, avec en bonus un périple panafricain méconnu dans le désert malien, sans oublier l'étrange et ultime étape (avec le renfort de la CIA !) au "pays des lyncheurs ", selon ses propres termes, puisque c'est dans un hôpital du Maryland, aux Etats-Unis, que l'essayiste succombe à une leucémie foudroyante. Même vertige apparent dans son évolution intellectuelle: apôtre de la "désaliénation" et de toutes les déconstructions raciales dans Peau noire, masques blancs (1952), véritable manifeste pour un universalisme concret et sans tartufferie, sa plume se radicalise nettement neuf ans plus tard dans Les Damnés de la terre, plaidoyer parfois halluciné en faveur des luttes armées.
De fait, les trajectoires les plus impactantes ne sont jamais des lignes droites. Les contradictions qu'elles recèlent, ou alors les ambiguïtés, les silences, voire les propos irraisonnés, en renforcent avant tout la pâte humaine. Parfois ombrageux, froid, ou alors pris en défaut d'humilité, Fanon n'en reste pas moins arrimé à son intégrité. N'a-t-il pas toujours soutenu, en fin de compte, ceux qui ne portaient pas de masque, blanc ou autre? Le malade mental de Blida ne porte pas de masque, même lorsque Fanon soigne des tortionnaires. Le paysan algérien dressé contre la barbarie coloniale, mais aussi contre les tours de passe-passe institutionnels visant à prolonger la domination française, ne porte pas de masque lui non plus. Même la "négritude", qui l'a d'abord séduit, lui apparaît là encore comme un masque. Fanon n'a jamais raffolé des essentialisations, fût-ce pour les exalter. D'où son engouement pour le be-bop, à rebours des Panassié et autres traditionalistes ne jurant que par le style New Orleans. Pour Fanon, au contraire, le jazz ne saurait être associé à la "nostalgie cassée et désespérée d’un vieux nègre pris entre cinq whiskies, sa propre malédiction et la haine raciste des Blancs."
Mais s'il est possible de faire tomber les masques avec pour principal talent une rythmique de l'oralité qui doit beaucoup aux conteurs et aux poètes de Martinique ("Le magnétophone de Fanon " est l'un des plus beaux chapitres du livre autour de la figure de Marie-Jeanne Manuellan, qui fut la secrétaire et confidente de Fanon...), il est moins aisé de se débarrasser des fantômes. Frantz Fanon a tant aimé l'irréductible Abane Ramdane, le leader de "l'intérieur" assassiné fin 1957 par ses compagnons d'armes et futurs dirigeants de l'Algérie. Même hantise quant au sort tragique de Patrice Lumumba avec lequel il avait aussi noué un lien fort malgré le soutien trop distant du FLN qui, contrairement au leader congolais, voyait dans l'ONU un partenaire décisif pour une solution négociée au conflit algérien.
Fanon devient alors de plus en spectral -pas seulement à cause de la maladie-, comme s'il pressentait les avatars d'une décolonisation ratée, la survivance mortifère des aliénations religieuses et nationalistes, ou encore l'ascendant pris par des élites bourgeoises nationales trahissant les aspirations populaires. C'est ce Frantz Fanon qui semble singulièrement d'actualité, comme le suggère Adam Shatz dans un dernier chapitre riche de perspectives... Un Fanon qu'il faut, aujourd'hui encore, défendre contre les "sous-Camus" et les "sous-Sartre", pour reprendre la belle formule de Philippe Lançon dans Libération. Les premiers caricaturent son message, transformant en fanatique de la violence celui qui n'en n'avait pourtant jamais fait une fin en soi. Les seconds le déforment, embrigadant Fanon dans des croisades "indigénistes" ou identitaires peu propices à des rassemblements victorieux, lui qui refusait justement tout sentiment de fierté au regard de telle ou telle appartenance raciale sans pour autant mollir dans un universalisme libéral indifférent à la couleur de peau.
Le vrai Fanon n'est-il pas plutôt celui dont se réclame un autre illustre Martiniquais, Patrick Chamoiseau, qui retient de son devancier l'idée selon laquelle "les exigences qui s'imposent à notre élan vers plus d'humanité sont plus subtiles qu'une seule décolonisation "? Comment Fanon aurait-il à ce propos perçu les mouvements "décoloniaux" contemporains, s'interroge Adam Shatz ? "Y aurait-il vu un effort de mise en scène rituelle d’une justice rétroactive, ou bien un saut dans un passé imaginaire?" L'auteur veut croire en tout cas qu'au-delà des mantras raciaux contemporains, Fanon aurait été ému par les récentes mobilisations contre le racisme, les violences policières et la lepénisation désormais si concrète, hélas, ne serait-ce que sur le plan électoral, d'une certaine France. Car "s'il est quelque chose qu’il admirait, c’était bien les êtres qui mettent leur corps en jeu dans la résistance active à l’oppression."
Frantz Fanon, une vie en révolutions, Adam Shatz (La Découverte). L'auteur sera l'invité de "Caviar pour tous, Champagne pour les autres", sur TSFJAZZ, ce lundi 24 juin (19h), avec à ses côtés la flûtiste et vocaliste Naïssam Jalal et le pianiste Grégory Privat.