Valse avec Bachir
J'avais 15 ans au moment de Sabra et Chatila. Je revois l'ado que j'étais, prostré, traumatisé, gambergeant comme il pouvait dans son embryon de conscience... On disait que les assassins phalangistes avaient agi en toute impunité, alors que les soldats israëliens étaient là, tout près. Je ne me rappelais plus l'affaire des fusées éclairantes. C'est "Valse avec Bachir" qui en parle, à la fin du film... C'est ça, je me souviens maintenant: on en parlait dans les journaux, de ces fusées éclairantes lancées par l'armée israëlienne la nuit, pour que que les chrétiens phalangistes puissent "oeuvrer" en pleine lumière dans les camps palestiniens.
De ces retours de mémoire qui frappent comme la foudre après s' être purgés dans un océan d' amnésie (Qui se souvient aujourd'hui de Sabra et Chatila ?), le cinéaste israëlien Ari Folman a fait un film dont l'absence au palmarès cannois laisse circonspect. On aimerait croire que ce ne sont pas d'obscures pressions qui ont joué alors qu' Israël voulait célébrer ses 60 ans sans qu'on lui rappelle l'un des épisodes les plus sinistres de son histoire...
On peut aussi admettre que "Valse avec Bachir" ne répondait pas vraiment aux critères de ce cinéma "en prise avec le réel" tel que le revendiquait Sean Penn. "Valse avec Bachir" est plutôt en prise avec l' irréel. En prise avec des fragments (de chair, de souvenirs...). En prise avec ce tremblé, avec cet effacé qui ne peut pas se gommer et qui s'appelle la mémoire. Le réalisateur se fait raconter, justement, "sa" guerre du Liban en 1982. Lui, il a oublié. Ses potes de l'époque, en revanche, sont tout à fait opérationnels pour raconter ce que fut leur "promenade" en tank, à Beyrouth, le long de la plage, sur l'air d' Enola Gay... Il y avait comme une odeur de napalm... Même bronzette, même fiesta rock'n roll qu' au moment de l'expédition US chez les Viets. Même arrachement de jeunesse aussi quand, soudain, à la merci du premier sniper, les jeunes guerriers de Tsahal se mettaient à flamber dans leur tank.
Et puis il y eut Sabra et Chatila... Le recours au film d'animation prend très vite tout son sens. Kubrick, lui, avait opté pour le Wargame urbain dans "Full Metal Jacket". Ari Folman a construit un autre paravent. Parce que les sales guerres de notre temps ne se vivent plus et ne se filment plus en tant que telles, il a envoyé ses graphistes au front. Il en résulte des séquences expressionnistes mettant sur un même pied d'égalité cinématographique le réel, l'halluciné et le cauchemardé.
On pense bien sûr à ces fameux chiens enragés en guise de prologue, ou encore à cet homme à la mer qui repose sur le ventre d'une immense sirène, sans oublier la fameuse valse avec Bachir où, dans les heures qui suivent l'assassinat du Libanais Bachir Gémayel, l'un des soldats, en transe, se met à tirer sur tout ce qui bouge en plein milieu du fronton de mer alors que ça mitraille de tous les côtés. Les vraies images, le vrai Sabra et Chatila, surgissent comme un couperet à la toute fin du film, comme si la virtuosité pleinement assumée du cinéaste se refusait d'avoir le dernier mot. Comme si, même dans un film d'animation, et en référence à une fameuse citation, un travelling était une affaire de morale...
Valse avec Bachir, d'Ari Folman (Sortie en salles le 25 juin)