Vendredi 6 juin 2008 par Ralph Gambihler

L'étrange destin de George General Grice Jr., dit Gigi Gryce

A l'autre bout du fil, la voix respire bruyamment... "Ils" sont là, prêts à lui faire la peau... Il raccroche. On le rappelle, quelques temps plus tard... voix métallique... Qu'il arrête de vouloir protéger ses compositions et celles des autres face aux majors! Ou alors... Et là, il saisit la menace, il pense à sa fille qui vient de naître... Alors il rentre chez lui, se barricade, résilie son abonnement téléphonique. Il attend "les tueurs", toute la nuit. Il n'est pas allé jouer au club, il n'y retournera plus jamais. Quand Alain Gerber se met dans la peau de Gigi Gryce, c'est une autre histoire du jazz qui sort de la pénombre.

Altiste estimé, compositeur prodigue, arrangeur réputé, le doux Gigi était surtout un "éclopé vif " tombé dans la parano la plus totale en voulant défendre ses droits musicaux et ceux de ses amis. Il avait fondé, dans ce but, notamment avec Benny Golson, des compagnies d'édition musicale dont des hard-boppeurs comme Bobby Timmons ou encore Horace Silver enrichissaient le catalogue, mais faute de structure solide type SACEM, l'entreprise était vouée à l'échec.

Ce qu'Alain Gerber perçoit dans un récit à la fois dense et concis, c'est que Gigi Gryce ne s'est jamais lancé dans cette bataille pour se remplir les poches. Ce "parkérien" tombé dans la dépression la plus totale après avoir tenté de suivre à Paris les cours de Nadia Boulanger et Arthur Honegger était surtout cramponné à son intégrité. Quand Stan Getz lui pique ses premières compos au début des années 50, ce n'est pas "l'avoir" de Gigi Gryce qui est en cause. C'est son "être", ou son âme, pour le dire autrement. Et même si Miles Davis s'est fait lui aussi un malin plaisir de s'attribuer les copyright des autres (et notamment d'un certain Bill Evans), l'auteur de Minority perçoit surtout dans l'impudence de certains de ses collègues, puis dans la gloutonnerie des majors, un préjugé racial, et ça le rend encore plus parano...

Voilà pourquoi Gigi Gryce a fini par péter les plombs au début des années 60, avant de mourir 20 ans plus tard d'une crise cardiaque à l'âge de 57 ans. Lui, le catalyseur de tant d'aventures, notamment avec des trompettistes comme Clifford Brown, Art Farmer et Donald Byrd; lui que Monk n'effrayait pas alors que Gigi Gryce était tellement intimidé de nature, tellement peu sûr de lui, jusqu' à changer de prénom sans vraiment changer de prénom (il troque simplement le "i" pour le "y") ; le voilà qui passe par dessus bord, brutalement, pour devenir professeur de musique et de calcul dans une école du Bronx.

Alain Gerber a une très jolie formule: il évoque le " suicide avec lendemain "de Gigi Gryce. C'est aussi bouleversant que la trajectoire de tant de comètes du jazz, surtout sous la plume d'un conteur qui étincelait jusqu' à présent dans les légendes flamboyantes (Billie, Chet, Miles) ... Gigi Gryce, lui, flambait de l'intérieur. Il aurait sans doute crânement revendiqué la dédicace de l'ouvrage: "à tous les musiciens qui n'ont vécu que pour le jazz, et pour qui le jazz n'était pas une vie "...

L'Etrange destin de George General Grice Jr., dit Gigi Gryce, d'Alain Gerber (Editions Rouge Profond/collection Birdland). Coup de projecteur sur TSF le vendredi 13 juin à 6h30, 8h30, 13h et 17h