Vendredi 14 novembre 2008 par Ralph Gambihler

Partage de Midi

"Est ce que c'est moi ? Cela de cassé"...  Le cantique de Mésa foudroie à nouveau, au théâtre des Gémeaux, à Sceaux, où est joué depuis mercredi "Partage de Midi", de Paul Claudel. Ils sont quatre, sur scène. Ils sont quatre, mais ils n'ont pas de metteur en scène ! C'est eux, les metteurs en scène... Metteurs en scène d'eux-mêmes, se consumant dans la prose, la folie et l'incandescence du poète-diplomate.

Valérie Dréville, Jean-François Sivadier, Nicolas Bouchaud et Gaël Baron (+ Charlotte Clamans, qui ne joue pas sur scène, mais qui a pris part au collectif)  avaient essuyé les plâtres l'été dernier à Avignon. Les "claudéliens", les "professionnels de la profession" n'avaient pas compris, ou voulu comprendre leur démarche. Sans doute resserré, refignolé, peut-être un peu réarrangé je ne sais pas, leur "Partage de midi" se donne à voir désormais comme une boule de feu qui réinvente complètement l'oeuvre originale sans jamais la trahir.

"-Mésa, je suis Ysé, c'est moi.-Il est trop tard. Tout est fini. Pourquoi venez-vous me rechercher?"... Ysé, c'est Valérie Dréville. Déjà consacrée comme une légende vivante depuis son épopée Claude Régy, elle incarne une Ysé "démolie", d'entrée de jeu, et aussi un peu démolisseuse; une Ysé au-delà de toute séduction, de toute minauderie, puisqu'elle n'est que combustion et ensorcellement. La voix passe par tous les timbres, du roque à l'aigu, parce qu'Ysé absorbe tous les genres féminins, et peut-être même un peu le genre masculin. Sur scène, LA Dréville fonce dans toutes les directions, à mains nues. Elle est "monstrueuse", comme on parle de monstre sacré...

En face, Jean-François Sivadier "s'incruste" en Mésa. On ne dira jamais assez l'étonnement, le trouble et l'émotion que son jeu inspire, progressivement (c'est pour ça que je parle d'une incrustation) ... Il la joue "Freaks" au premier abord. Pauvre Mésa... Ce n'est vraiment pas un cadeau, le mec... Au 2ème acte, dans le cimetière, la première étreinte avec Ysé n'en est pas vraiment une. Voilà Claudel retourné comme une crêpe ! Mais il y a aussi ce ton de Mésa, cette façon de scander sans vibration, sans virgule, le fameux "pourquoi venez vous me rechercher ?", et c'est terrifiant de grâce et de larmes, et quand vient le cantique de Mésa, les étoiles n'ont plus qu'à pleurer.

Et puis il y a l'athlète, l' idole, le seul grand diable (avec Denis Lavant peut-être) de l'actuelle scène hexagonale. Il a été Galilée, Danton, Lear... Nicolas Bouchaud se déhanche désormais dans le rôle d'Amalric, le 3ème homme, celui qu'Ysé va choisir par facilité avant de se repurifier in extremis... D'une petite radio, en fond de scène, perce un air de Robert Johnson... Aussi rageur et faustien que le sorcier du blues, Nicolas Bouchaud trouve une nouvelle fois un rôle d'anthologie.

Il faudrait aussi parler du tact de Gaël Baron, discret et définitif dans un rôle moins développé. Il faudrait parler de la scénographie, de l'évidente adéquation entre cet esprit de troupe et ce théâtre de tréteaux mouvants que les comédiens investissent en des accélérations fulgurantes, et avec un sens du déséquilibre d'autant plus convaincant que le premier acte se déroule sur un bateau en mer. Il faudrait encore rendre justice à l'épice coloniale, parfaitement bien dosée sur le plan politique alors que cette dimension de la pièce est souvent négligée...

Il faudrait rêver, enfin, d'un théâtre sans metteur en scène si effectivement l'absence d'un Chéreau ou de je ne sais quel autre grand "gourou" des  planches permet à ce point à des comédiens de se "laisser jouer" et traverser par leurs frissons et leurs audace, jusqu'à nous faire redevenir ces "enfants du Paradis" d'un autre siècle à qui on transmet le plus beau des partages.

Partage de Midi, théâtre des Gémeaux, à Sceaux (Hauts de Seine), jusqu'au 23 novembre... Coup de projecteur sur TSF avec Valérie Dréville le mardi 18 novembre à 8h30, 11h30 et 16h30.