Amis américains
C'est une donnée irréfutable. Elle est presque d'ordre génétique: le cinéma américain a toujours été le meilleur cinéma au monde. Cela est encore vrai aujourd'hui... Et si TSFJAZZ est le creuset de tous les jazz, TSFJAZZ reste surtout une fenêtre ouverte sur l'Amérique : l' Amérique de Charlie Parker et de Marlon Brando; l'Amérique d'Armstrong et des Black Panthers; l'Amérique de Marylin, de Sinatra et des frangins Kennedy...
Mais aimer l'Amérique, c'est aussi savoir regarder ses cauchemars en face: Bessie Smith qui perd son sang, dans sa voiture en lambeaux, parce qu'aucun hôpital ne veut l'accueillir en raison de la couleur de sa peau; Sacco et Vanzetti sur la chaise électrique puis, plus tard, Julius et Ethel Rosenberg; Angela Davis devant ses juges, le VietNam brûlé au napalm, et puis aussi les listes noires, dans les années 40, quand Hollywood mouchardait à l'ombre du sénateur McCarthy...
C'est cette histoire que raconte Bertrand Tavernier dans "Amis américains"... Ouvrage-monstre (5 kilos !!!) réédité et enrichi de nouvelles références, illustrations et interviews, ce livre est une bible d'humanité émaillée par de formidables rencontres avec des cinéastes et des scénaristes américains que Tavernier a approchés lorsqu'il n'était pas encore réalisateur mais critique, puis attaché de presse... Certains sont connus -John Ford, John Huston, Henry Hathaway- d'autres le sont beaucoup moins.
Les mal connus, ce sont les victimes du Maccarthysme... Ils s'appelaient John Berry, Sydney Buchman, Edward Chodorov, Carl Foreman, Abraham Polonsky, Julian Halevy Zimet... Ils carburaient à l'antifascisme, on les transforma en suppôts du communisme. Pourchassés, exilés, détruits, beaucoup d'entre eux ne se sont jamais remis de cette chasse aux sorcières dont ils furent les victimes en pleine Guerre froide. Si Hollywood est un volcan, le maccarthysme fut son cratère... Pour Bertrand Tavernier, c'est toute une génération de cinéastes qui a été soudainement décimée. C'est comme si, en France, Truffaut, Godard, Demy, ou encore Chabrol et Rohmer, avaient été stoppés net dans leur carrière, dés leur 2ème film, contraints d'expurger leurs engagements politiques devant les tribunaux.
Bertrand Tavernier va encore plus loin. A travers ses interviews, il montre que le maccarthysme a commencé avant le maccarthysme. Dés la fin des années 30, les grands studios avaient à l'oeil tous les jeunes réalisateurs et scénaristes qui voulaient réagir à la montée du nazisme et à la vague franquiste en Espagne... Un sénateur démocrate du Mississipi avait même été jusqu'à stigmatiser "l'antifascime prématuré" des réalisateurs les plus progressistes... Il ne fallait surtout pas fâcher le Reich allemand, grand consommateur de films américains avant que n'éclate la Seconde guerre mondiale.
"Amis américains" se clôt sur la rencontre avec Quentin Tarantino... J'ai demandé à Bertrand Tavernier si d'après lui le réalisateur de "Kill Bill" pouvait éventuellement avoir été sensible à la période la plus sombre d'Hollywood, alors même que ses films témoignent d'une cinéphilie beaucoup plus ludique... Tavernier a hésité dans sa réponse avant de rappeler que la palme d'or cannoise avait été décernée à Michaël Moore lorsque Tarantino présidait le jury... Il n'aurait pas été blacklisté, Michaël Moore, 50 ans plus tôt ? La même épée de Damoclès ne serait-elle pas tombée sur Sean Penn, Susan Sarandon, Tim Burton, et sur tous ceux qui se sont opposés à la guerre en Irak et dont certains demandèrent, il n'y a pas si longtemps, qu'on leur interdise de faire des films ?
Bertrand Tavernier aime trop le cinéma américain pour ne pas en questionner les fissures, les hantises, les contradictions...Il pleure les martyrs du Maccarthysme, mais il rappelle aussi comment quelqu'un comme Elia Kazan, triste sire de cette période, a conçu l'une des oeuvres les plus bouleversantes du cinéma américain du fait même sa sa trahison originelle. Nous l' idôlatrons pareillement, cette Amérique, avec ses ombres et ses lumières, à jamais convaincu en même temps que ceux qui chantent ses valeurs auront toujours le dernier mot sur ceux qui les piétinent...
"Amis américains", de Bertrand Tavernier (Actes Sud) Coup de projecteur ce vendredi 19 décembre à 8h30, 11h30 et 16h30