Anaisthêsia
Il a été guitariste de jazz, employé dans une morgue, puis dans un centre d'essais nucléaires... Il a aussi beaucoup fricoté, dit-il, avec quelques marginaux mais depuis il s'est assagi... Antoine Chainas est devenu facteur dans l'arrière-pays niçois... Un facteur bien doux en apparence, sauf qu'en l'espace de deux ans le bonhomme a déjà balancé sur la vitrine du polar hexagonal trois bâtons de dynamite qui, au passage, ont complètement revigoré la mythique Série Noire des éditions Gallimard... Il y eut d'abord "Aime moi, Casanova ", en 2007, avec ce drôle de flic gravement sexopathe ou sexolique comme on veut, et en même temps obligé de se coltiner une enquête bien trash dans les milieux zoophiles et sado-masochistes... 2ème coup de maître un an plus tard avec "Versus ".
Là encore, un enquêteur solitaire et monomaniaque, l'infernal major Paul Nazutti, réac de première, raciste, homophobe et détestant l'humanité entière au fil de ses pérégrinations carnassières dans les milieux pédophiles... 3ème opus, enfin: "Anaisthêsia ", paru le mois dernier... Après le feu, la glace... Après le sanguin Nazutti, le trop placide Désiré St Clair... Et pour cause: ce policier black, qui est aussi dealer dans ces moments de loisirs, se retrouve atteint d'une indifférence absolue à la douleur après un grave accident... On peut lui planter un couteau dans la main, il ne sent rien.
On peut lui projeter des scènes de charniers, des atrocités diverses et variées, c'est tout juste s'il ne trouve pas la séance un peu longue... Surtout quand, au même moment, on le lance aux trousses d'une mystérieuse Tueuse aux bagues qui adore enlever sa prothèse nasale devant certaines de ses proies... On l'aura compris, avec Antoine Chainas, c'est du "What a Wonderful World" à toutes les pages ! Sous sa plume, l'humanité expire sous les corps en charpie, le sexe déliquescent, les déviances inextinguibles... Et ce ne sont pas les fonctionnaires de la police nationale qui sont les moins malades dans l'affaire, même si l'auteur s'amuse parfois à leur filer des dialogues genre "Tontons flingueurs ".
Pour le reste, il y a dans le style de Chainas une technicité qui fait froid dans le dos lorsqu'il s'agit de décrire une autopsie, la trajectoire d'une balle, les ravages de la drogue et autres sévices dont est capable le genre humain... L'intro d' "Anaisthêsia " donne déjà le ton : "Ils disent que quand tu meurs, on t'enferme dans une housse biodégradable Hygéral 100 avec une fermeture en nylon et drap absorbant conforme au décret numéro 8728 du 14 janvier 87, article 29 agréé par le ministère de la Santé et de l'Action humanitaire". Mais s'il sait être sec, ironique, procédural, clinique et saignant, Antoine Chainas est aussi capable de tendresse pour raconter les fêlures de ses personnages... C'est son côté fleur bleue parmi les ronces sauvages, même ce n'est pas ce qu'on préfère chez lui... Ce n'est pas non plus son genre, les enquêtes trop complexes à la Sherlock Holmes...
En revanche, quel régal lorsque ses personnages de flics sont livrés à eux-mêmes, limite psychopathe, acharnés à sonder les pulsions secrètes et souterraines que nos sociétés de consommation camouflent de moins en moins... Il faut sans doute remonter aux "Racines du Mal ", d'un certain Maurice Dantec -et du temps où Dantec maitrisait encore sa consommation de substances illicites- pour assister à une telle infusion de ténèbres dans l'univers un peu essoufflé, parfois, du polar made in France...
Anaisthêsia, d'Antoine Chainas (Série Noire/Gallimard)... Coup de projecteur avec l'auteur le jeudi 14 mai à 8h30, 11h30 et 16h30