Mardi 26 mai 2009 par Ralph Gambihler

The Bright Mississippi

Drôle de trajectoires au royaume du swing ! Alors que de plus en plus de musiciens explosent les frontières du jazz, souvent brillamment, Allen Toussaint, lui,  opère le mouvement inverse... On a peine à l'imaginer au départ... Lui qui est tombé si voluptueusement dans les bras de "Lady Marmalade "; lui qui s'est aventuré dans tous les répertoires, depuis Eric Clapton jusqu'à Elvis Costello, en passant par Robert Palmer et les Neville Brothers, eh bien le voilà aujourd'hui à la source d'un album qui plonge dans l'essence même du jazz et du blues.

C'est le monde à l'envers, diront certains, et notamment ceux qui n'ont jamais entrevu la moindre passerelle entre le R& B et la note bleue... A ceux là, Allen Toussaint répond par de grandes brassées de swing dans les eaux cristallines de ce "Bright Mississippi " qu'il n'est nul besoin de remonter à contre-courant... Il faut au contraire se laisser aller dans le sens du fleuve... Il faut oublier Katrina, qui a tout déchiqueté sur son passage... Ou plutôt non ! Il faut se souvenir de Katrina pour que le paradis perdu scintille à nouveau de tous ses feux sous le signe du Croissant, au coeur de cette Nouvelle-Orléans dont Allen Toussaint revisite les standards engloutis.

Et c'est comme un  film super 8 qui défile sous nos yeux... "St James Infirmary ", "Dear Old Southland ", "West End Blues  ", "Winin' Boy Blues " !!! Les voici ressurgies en habits de lumière, ces rengaines antédiluviennnes ! Là voila réhabillée pour le 21ème siècle, la préhistoire du 12 bar blues ! Alors évidemment, et surtout heureusement, ce ne sont pas les mêmes habits... Sur le mode All Stars, Allen Toussaint a réuni autour de lui une brochette de très grands noms pour revivifier des morceaux dont Sidney Bechet, Louis Armstrong ou encore Jelly Roll Morton ont déjà signé des versions d'anthologie...

Cela commence avec ce duo d'enfer entre la clarinette de Don Byron et le sax de Nicholas Payton sur "Egyptian fantasy ", amené comme une lancinante fanfare... Encore plus impressionnant, le 2ème titre, "Dear Old Southland "... Payton dialogue cette fois-ci avec Allen Toussaint lui-même, dont le solo pianistique sur le thème original est un pur ravissement... Mais c’est surtout Marc Ribot, à la guitare, qui donne une vibration, une nervosité et surtout  une vraie touche de modernité dans des reprises  comme "Blue Drag ", sur les traces de Django, ou encore "St James Infirmary " qui a fait pleurer bien des chaumières avec cette histoire de père découvrant sa fille décédée à l'hôpital, sauf qu'avec Allen Toussaint on n'est plus du tout dans la lamentation, mais plutôt dans une  mélancolie qui va même jusqu'à une sorte de sérénité.

Brad Mehldau est également de la fête sur l'un des titres, tout comme Joshua Redman qui dialogue avec Allen Toussaint sur un air de Duke Ellington... Voilà... C'est ce mélange de simplicité et de sophistication qui nous ravit...Tellement moins prétentieux que le dernier Wynton Marsalis en matière d'historiographie néo-orléanaise, voilà un album qui nous touche par son élégance  et par la décontraction apparente de son leader, lequel se revendique comme simple chef d'équipe. Il dit, Allen Toussaint, que c'est son producteur, Joe Henry, qui est le vrai maître d'oeuvre dans cette affaire... On veut bien l'entendre si on prend en compte l'esprit de troupe qui anime le disque. Mais on ne fera pas l'impasse, quoiqu'en dise l'intéressé, sur la ferveur que l'enfant du pays a su impulser dans ce qui est son premier album en solo depuis une bonne décennie, avec au final une douceur, une chaleur et une intégrité  qui exhument, sous un soleil à nouveau resplendissant, quelques-uns des plus beaux trésors de la Nouvelle-Orléans...

"The Bright Mississippi", d'Allen Toussaint (Nonesuch Records)... Concert le 12 juillet au festival "Jazz à Juan"...