Le jazz, des origines à nos jours
C'est le trop discret Philippe Baudoin ("Une chronologie du jazz ") qui a été le premier à l'affût de cette histoire du jazz depuis les origines publiée par deux Américains, Lewis Porter (auteur d'un ouvrage de référence sur Coltrane) et Michael Ullman, avec le concours d'Edward Hazell... La traduction de l'ouvrage, supervisée aux éditions Outre Mesure par Vincent Cotro, confirme effectivement l'originalité du pari: voilà une histoire du jazz étonnamment équilibrée entre les biographies des grands jazzmen, l'étude des principaux mouvements musicaux et les enregistrements majeurs qui ont ponctué le développement du jazz.
C'est surtout ce dernier point qui saute aux yeux. Un très grand nombre de transcriptions sont reproduites avec des explications à la fois très techniques mais qui curieusement ne sont pas un obstacle à la lecture... Le non-initié aura au contraire envie de se replonger dans l'écoute des morceaux les plus connus tout en ayant l'oeil sur la traduction musicologique qu'en proposent les auteurs.Pour le reste, l'ouvrage est admirablement bien structuré entre chapitres d'ordre général ("La Nouvelle Orléans ", "Combos et solistes virtuoses dans les années 30 ", "Les années 60: big-bands, bossa-nova et soul ") et ceux qui sont spécifiquement consacrés à un musicien ( Louis Armstrong, le Duke, Parker, Miles et Coltrane bien sûr, mais aussi Sidney Bechet, Count Basie, Ornette Coleman ou encore Bill Evans)...
Nul besoin du même coup d'aller piocher dans ces récits qui appartiennent à la légende du jazz mais dont on ne maîtrise jamais trop leur conformité au réel. Loin de tout anecdotisme, Lewis Porter et Michael Ullman ont privilégié au contraire rigueur et concision, ce qui n'est pas incompatible avec un certain bonheur d'écriture. "Bechet était en quelque sorte l'Edith Piaf du saxophone ", peut-on lire au sujet de la période française de l'auteur de "Petite fleur "... "Ses introductions improvisées charmaient et surprenaient le public et parfois Garner lui-même ", écrivent-ils à-propos d'Errol Garner...Très belle notation également sur le "Birdland " de Weather Report, dans lequel " Zawinul conçut un morceau permettant à ses musiciens d'exprimer leur identité musicale tout en composant un oeuvre structurée et énergique: il était en ce sens l'Ellington de l'électrique."...
On sera un peu plus perplexe, en revanche, sur le chapitre "jazz vocal ", comprimé en fin d'ouvrage, ou encore sur la conclusion un peu trop facilement incendiaire à l'encontre d'un Wynton Marsalis accusé, comme d'habitude, d'avoir trahi le jazz en l'institutionnalisant. Les fous de guitare pour leur part seront quelque peu contrariés du peu d'attention consacré aux grands virtuoses de leur instrument (pas un mot sur Grant Green, rien ou presque sur Barney Kessel, Jim Hall, Joe Pass.). Quant aux Don Byas, Dexter Gordon et autres Johnny Griffin qui ont "osé" s'aventurer ailleurs qu'aux Etats-Unis, c'est un euphémisme que de constater à quel point ils sont réduits à la portion congrue.
Mais ces réserves ne sauraient amoindrir l'impact d'un ouvrage qui dépasse les habituels raccourcis scolaires (du genre "le hard bop" comme réponse au "cool jazz") et les jugements expéditifs tout en racontant aussi comment cette histoire du jazz a été tributaire des goûts du public, y compris lorsqu'il s'agissait consciemment -et ce fut le cas évidemment de quelqu'un comme John Coltrane- d'en prendre le contrepied. Le jazz raconté par ses enregistrements sonores, le jazz raconté par son public... Au-delà de toutes les problématiques qu'elle permet de mieux cerner, cette histoire du jazz des origines à nos jours est bel et bien une saga de chair et de sang qui fera date dans l'historiographie de la note bleue.
"Le jazz des origines à nos jours", de Lewis Porter et Michael Ullman (Editions Outre Mesure) Coup de projecteur avec Vincent Cotro mercredi 17 juin sur TSF à 8h30, 11h30 et 16h30.