Te souviens-tu de Pina Bausch?
Nous n'irons plus au bout du monde avec Pina Bausch. Nous ne plongerons plus dans les geysers chorégraphiés qu'elle mettait en scène, chaque année, à partir des lieux de résidence où elle s'installait avec sa troupe. Te souviens-tu d'Istanbul, avec la trombe d'eau sur le danseur au fond du plateau ? Te rappelles-tu Séoul ? La grande prêtresse, comme ils disent, avait carrément installé un glacier blanc sur la scène du Théâtre de la ville... Et le Japon, qu'est ce que c'était chouette ! Les danseurs surgissaient près d'une queue de baleine, la neige tombait dru sur les jeux de l'amour et du hasard...
C'est ainsi, chaque année, juste avant juillet, on "montait", conquérant, au Théâtre de la Ville. Dehors, ça râlait sec. Guichets complets, marché noir... On savait qu'on allait en prendre plein la figure côté grâce, côté couleurs. On s'abandonnait au grand mix musical, carrefour blues/jazz, avenue latino, boulevard easy listening, virage trip-hop... Te souviens-tu de Portishead ? De René Aubry ? Peut-être que ce qui nous enflammait le plus, c'est que ça n'était jamais glauque, un spectacle de Pina Bausch... Entre deux solos, certains sketchs ne brillaient pas toujours par leur subtilité, mais on marchait quand même parce que tout en racontant la guerre des sexes, tout en voltigeant sur le lascif et la cruauté des délaissements amoureux, elle mettait en danse l'apaisement des coeurs, elle disait la beauté du monde, et elle ajoutait que cela valait bien toutes les réconciliations.
Les pétales avaient un peu fané, ces derniers temps, mais les étincelles de bonheur pur étaient loin d'avoir disparu... Te souviens-tu des glissades, des tourbillons, des disparitions des danseurs derrière les grands voilages blancs soufflés par le vent? C'était dans le si bien nommé "Sweet Mambo", le dernier spectacle... On se demandait pourquoi c'était en janvier et pas en juin, comme d'habitude. On ne savait pas qu'en ce dernier jour d'avant juillet, Pina Bausch avait rencart avec une rencontre de dernière minute... Le cancer a frappé à la porte il y a seulement cinq jours, paraît-il...
Alors voilà, c'est fini. Il n'y aura plus ce qui était peut-être le plus poignant dans ces soirées du théâtre de la Ville: après nous avoir gargarisé d'harmonie et de cavalcades, la troupe venait saluer le public... Quelques minutes après, la dame de Wuppertal venait saluer, elle aussi, sur scène, toute menue, toute fragile, toute sèche, un peu rêche même, le demi-sourire bien retenu, l'humilité jusqu'à l'os... Des tonnerres d'applaudissements semblaient vouloir l'avaler... On repartait alors dans la nuit, on voyait la Seine, on fantasmait sur la prochaine carte postale... Putain de voyage au bout du monde sans Pina Bausch !
Pina Bausch (27 juillet 1940-30 juin 2009)