Le Dragon bleu
C'est rare, un générique, au théâtre, et si Robert Lepage y a recours, grâce à l'une de ces multiples projections vidéo dont il a le secret, ce n'est surtout pas par volonté de faire gadget. Son art de la scène, on le sait, relève d'abord de la virtuosité cinématographique. Il y a du Méliès chez ce dramaturge québécois qui jouit désormais d'une renommée internationale. Un Méliès dopé au multimédia et qui, finalement, est aussi tributaire du jeu de ses acteurs que de l'art de ses régisseurs qui, en coulisses, multiplient les prouesses techniques et esthétiques pour transformer le spectateur en voyageur.
Il y a de quoi en faire un générique, effectivement... Et puis on ne voit pas pourquoi ce ne serait qu'au cinéma qu'on aurait le droit de parler de la magie des salles obscures. Chaillot dans l'obscurité donc... A l'écran, ou plutôt sur scène, l'aéroport de Shanghaï. On y retrouve l'un des personnages de "La Trilogie du Dragon", une grande fresque québéco-asiatique créée par Lepage il y a quelques années. Ce personnage, c'est Pierre, un peintre raté d'une cinquantaine d'années parti en Chine pour exposer de jeunes femmes artistes tout en recrutant parmi elles sa dulcinée avec laquelle il entretient une relation discrète. Et voilà que débarque, donc, à l'aéroport de Shanghaï, Claire, une vieille connaissance québécoise. Elle veut adopter un enfant chinois. Elle est un peu, et même un peu beaucoup, portée sur l'alcool. Elle est, elle aussi, comme le personnage masculin, dans une sorte de renoncement face aux assauts de modernité qui secouent la planète, à l'image de cette Chine ancestrale qui part un peu à vau-l'eau dans l'individualisme le plus débridé...
Tout cela, Robert Lepage le suggère à travers des astuces scénographiques d'une fluidité miraculeuse comme si un simple claquement de doigts suffisait pour passer de l'aéroport de Shanghai à une nuit d'orage dans un hangar transformé en loft. Un air de blues s'intercale tout naturellement entre deux morceaux de musique chinoise... Des trains électriques, des bicyclettes, un bar à la mode et une ésotérique séquence de tatouage donnent à voir Shanghai dans tous ses états. C'est de la dorure, ce genre de décorum... Les mauvaises langues diront "poudre aux yeux", mais c'est hyper beau, la poudre aux yeux ! Les grincheux rechigneront devant l'apparente tonalité sitcom dans laquelle s'embarque le triangle amoureux au coeur de la pièce... Mais quand c'est charpenté avec autant de tendresse, quand c'est d'abord centré sur des paquets de chair humaine qui jouent aux autos tamponneuses, quand c'est balancé avec cet accent québécois qui nous fait tellement swinguer le coeur, à TSFJAZZ, mais on en redemande, des sitcoms de cette dimension !
Et puis il y a la fin de la pièce... Les trois fins différentes, plutôt, proposées par Robert Lepage, avec là encore une habileté et une joie du jeu -jeu d'acteurs, jeu de mise en scène- qui défient toutes les trappes de ce genre de dispositif... Trois fins qui ne laissent vraiment pas sur leur faim -on peut le dire- tout en donnant au spectateur la liberté de choisir la version qui a sa préférence et de se faire son cinéma, d'une certaine manière... Trois fins différentes, aussi, comme autant de suites possibles à ces chinoiseries magnétiques que Robert Lepage, avec le renfort de sa comédienne principale, Marie Michaud, parvient à rendre universelles grâce à tous ses talents de sorcier-acrobate.
Le Dragon bleu, de Robert Lepage, au théâtre de Chaillot, à Paris, jusqu'au 15 décembre...