Le quai de Ouistreham
Faire des ménages, dans le jargon des journalistes, c'est arrondir ses fins de mois en présentant des séminaires privés pour des grandes entreprises..On connaît quelques grands prêtres de la sacro-sainte "indépendance de la presse" qui ne rechignent guère à cette tâche peu reluisante... Florence Aubenas a fait des ménages autrement... Pendant presque six mois, le seau à la main, l'ancienne reporter-otage en Irak est devenue "agent d'entretien", comme ils disent au Pôle Emploi, après avoir posé un congé sans solde.
Direction Caen et ses environs, avec pour unique.quotidien quelques miettes de contrat ici ou là, des horaires constamment décalés, des bouts de nuit hagards et au grand maximum 700 euros par mois... L'ouvrage a pour titre "Le quai de Ouistreham", en souvenir du CDD le plus éprouvant, dans les couloirs livides d'un ferry pour l'Angleterre... On serre les dents en tournant les pages... Florence Aubenas ne prétend rien révéler. Elle met simplement sa pudeur, son instinct de l'âme et son extraordinaire finesse au service d'une réalité sociale que plus grand monde n'a le temps ni l'envie de raconter.
Elle avait ce même ancrage terrien, cette même plume lorgnant plus vers Simenon que vers Zola pour résumer, il y a quelques années, Outreau et son cortège de laissés-pour-compte... Au plus près de l'humain, elle est d'abord dame de coeur quand il s'agit d'évoquer ce type qui voudrait qu'on lui supprime son numéro de téléphone dans son dossier à Pôle Emploi parce que, justement, on lui a coupé le téléphone !. Il ne comprend pas, le type, qu'il est foutu, que plus aucun rendez-vous ne peut se prendre sans un coup de fil au préalable.
Dame de coeur, toujours, pour raconter ce qui résiste au creux du coeur quand tout flanche: le besoin d'être ensemble, un sursaut de coquetterie, une esquisse de drague comme autant de symptômes d'une inaltérable dignité... Et la "Crise" dans tout ça ? Oh mais elle a bon dos, la "Crise", peut-on entendre dans le quai de Ouistreham... Toujours le même mot, inventé par les puissants...Entité abstraite, Léviathan pourrissant... Dans la plaine normande, dont on ne savait pas qu'elle abritait tant de fleurons industriels, seuls quelques morceaux de rails s'effaçant sous la mousse disent encore les usines englouties... Les ex -Moulinex passent pour des emmerdeuses. On les appelle les "poules de luxe"... Devant sa boîte qui va fermer, un grand maigre parle tout seul: "Pourquoi ce sont les salariés qui pleurent leur usine ? Ce sont les patrons qui devraient être tristes".
Il y a ce remords à la fin du livre, cette "bulle d'intimité" qui va éclater quand Florence la femme de ménage va avouer à ses copines sa véritable identité... Manière de dire qu'on ne sort pas indemne de cette "enquête de l'intérieur" qui vaut déjà à son auteur un début de polémique... La voilà accusée, Florence Aubenas, d'utiliser le malheur des autres pour décrocher le jackpot médiatique, comme si elle découvrait soudain le monde des précaires sous le couvert d'un vulgaire trip bobo... Ceux qui pensent ça n'ont pas lu son livre...Ou alors ils n'ont pas été interviewer Florence Aubenas, micro TSF en main, à la rencontre de son regard qui pétille d'intégrité...
"Le quai de Ouistreham", de Florence Aubenas (Editions de l'Olivier) Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 25 février, sur TSFJAZZ (8h30, 11h30, 16h30)