Mercredi 21 avril 2010 par Ralph Gambihler

Nocturnes

Voilà un romancier qui n'est pas du genre à confondre musique    et extase...Elle n'adoucit pas les moeurs, la partition de Kazuo Ishiguro. Elle n'a rien d'initiatique et ne nourrit pas toujours son homme, que ce soit sur le plan matériel ou spirituel. Saxos vaniteux, guitaristes ratés, crooners usés... Les personnages de "Nocturnes" vivotent dans le compromis et parfois même dans la compromission. On trouve en même temps chez eux une intimité en pointillés, des débris de rêves et une culture du désenchantement qui donnent matière à cinq nouvelles conçues comme autant de chorus doux-amers sous la plume du plus "british" des écrivains japonais.

Kazuo Ishiguro vit à Londres, et il a plein d'instruments chez lui... Certains cinéphiles se souviendront peut-être de l'un de ses romans, "Les Vestiges du jour", adapté à l'écran par James Ivory. Il a aussi signé les paroles de plusieurs chansons de Stacey Kent dans son avant-dernier album et il manie, paraît-il, les cordes manouches avec autant de dextérité que Biréli Lagrène... La première nouvelle de "Nocturnes" débute d'ailleurs avec un jeune guitariste polonais qui aimerait bien se la jouer Django dans ces orchestres de café qui pullulent du côté de Venise... Il va devoir ranger ses illusions au vestiaire, le guitariste, surtout au contact du fameux Tony Gardner, ce crooner déclinant qui offre à sa femme une ultime sérénade avant de la quitter pour une minette plus jeune qui lui permettra de réussir son come-back.

C'est pathétique mais aussi souvent très drôle, chez Ishiguro, cette course au succès dans laquelle les personnages abîment ce qui leur reste de dignité... On n'oubliera pas de sitôt ce malheureux saxo au visage bandé après une opération esthétique et qui essaie de récupérer le trophée de jazz que sa voisine de chambre a cru bon d'enfouir dans une dinde ! Il y a aussi cet universitaire qui a complètement oublié l'époque où il ne jurait que par Sarah Vaughan et qui se retrouve entrain d'imiter un chien baptisé Hendrix pour réparer les dégâts qu'il a involontairement causés dans l'appartement d'un couple d'amis.

Dans un registre plus mélancolique, le lecteur fera connaissance avec une mystérieuse Américaine qui enseigne l'art du violoncelle sans jamais avoir touché un archet de sa vie: "Vous devez le comprendre, je suis une virtuose, se justifie-t-elle auprès de son élève, mais je ne suis pas encore sortie de ma chrysalide. Vous non plus, vous n'êtes pas encore totalement sorti de votre chrysalide (...) j'ai essayé de vous aider à vous défaire de ces enveloppes. Mais je n'ai pas cherché à vous tromper"...Entendre la chrysalide qu'on a en soi, effectivement, et lui ôter tous les mauvais penchants de l'âme qui pourraient désaccorder son épanouissement, c'est bien là l'envoûtant crédo de ces "Nocturnes" cheminant glissando et qui, même dans le genre grinçant, se refusent à la moindre fausse note.

"Nocturnes : cinq nouvelles de musique au crépuscule", de Kazuo Ishiguro (Editions des Deux Terres) . Coup de projecteur avec la traductrice du roman, Anne Rabinovitch, ce lundi 26 avril sur TSFJAZZ à 8h30, 11h30 et 16h30