Jeudi 6 mai 2010 par Ralph Gambihler

Ciseaux, papier, caillou

On voit d'abord la fille... Une boule d'énergie et de rébellion, cheveux courts, dansant un rock endiablé jusqu'à l'épuisement... Les parents, eux, semblent beaucoup plus amorphes. Lui, surtout, l'ex-tailleur de pierre... Viré, licencié, anéantisé, s'efforçant encore de tenir debout avec ce soi-disant temps libre qui, comme l'écrivait Bourdieu à-propos des chômeurs, n'est rien d'autre qu'un "temps mort, un temps pour rien"...

Il ne parvient même plus à entretenir la conversation, l'ex-tailleur de pierre... Dans ses mains vides, les mots s'évaporent, quand ils ne sont pas coincés dans la gorge... Daniel Keene les aime bien, ces personnages qui, d'emblée, ne sont plus que des débris d'eux-mêmes mais qui parviennent, par la puissance de leur imaginaire, à retisser un lien, une raison d'être, un pour soi sartrien, en se hissant sur un autre versant de la condition humaine...  Au bout de ses rêves et de ses délires, hanté par cette Madone silencieuse qu'il a religieusement sculptée, le tailleur de pierre retrouve un sens à son calvaire et d'autres mots pour "revivre" aux yeux de ses proches...

Il nous vient d'Australie, Daniel Keene. Plusieurs metteurs en scène l'ont déjà adapté, en France, et pas toujours de manière efficace...  Il faut trouver le tempo, et pas seulement les acteurs, pour bien rendre, sur les planches, cette "poétique de la présence" dont se prévaut le dramaturge australien.  Si on rate ce tempo, on tombe dans le "théâtre social", plat et ennuyeux... Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma ne sont pas tombés dans cet écueil... C'est en compositeurs qu'ils ont modelé ce "Ciseau, papier, caillou" dont la poignante douceur prend parfois des accents "beckettiens"...

De Jeanneteau, ça ne surprend pas vraiment, notamment en souvenir d'un mémorable "Pelléas et Mélisande" transcendé, il y a quelques années, par un travail scénographique digne des  plus grands Tarkovski... Ici, c'est le jeu de lumières et de contre-jours qui subjugue le spectateur... Un fondu en noir séparent les séquences, la plupart d'entre elles étant portées par des ambiances musicales contrastées... Il y a aussi ce rideau qui n'en est pas tout à fait un au milieu du plateau : en passant derrière, les personnages deviennent des ombres dont on devine encore les activités... De quoi accentuer encore d'avantage la dimension onirique et minérale de la pièce, comme si l'essentiel tenait à "la variation atmosphérique, au changement de teinte, à la molécule imperceptible" qui peuvent autant faire théâtre, parfois, que la lourde caractérisation de personnages, ainsi que le relève judicieusement le regretté Gilles Deleuze cité dans le dossier de presse...

C'est Carlo Brandt qui incarne le tailleur de pierre. Il jouait autrefois le rôle de Chet Baker dans une pièce d'Enzo Cormann, et il n'a rien perdu de cette épaisse noblesse dont il gratifie toujours ses personnages, qu'ils soient jazzman maudit ou prolo des carrières...  Le reste de la distribution (ils sont quatre + une chienne) est pareillement irréprochable, avec peut-être une mention particulière pour Marie-Paul Laval dans le rôle de la femme à la fois dure et aimante du tailleur du pierre...  Quand elle dit, doucement, dans un ton étrangement neutre et exténué, qu'elle a besoin de son homme et qu'il ne doit pas se laisser aller, c'est toute la magie et l'économie d'un théâtre enfin débarrassé de ses cris et de ses harassantes déclamations qui inondent le coeur, au diapason de cette belle formule à laquelle a recours Daniel Keene quand il affirme que ses personnages n'ont comme seule vocation que de faire entrer "un infini de douleur dans un dé à coudre".

 "Ciseaux, papier, caillou", de Daniel Keene, au théâtre de la Colline, à Paris, jusqu'au 5  juin... Daniel Keene sera l'invité du coup de projecteur de TSFJAZZ le lundi 17 mai à 8h30, 11h30 et 11h30