Jeudi 19 août 2010 par Ralph Gambihler

Le siècle des nuages

C'est un récit vu du ciel et en même temps très terre-à-terre, un télescopage magistral entre l'épique et l'intime, un roman-monde mais aussi une chronique somme toute bien française, et cela dans le plus joli sens du terme. Avec Le siècle des nuages, Philippe Forest rend hommage à son père disparu, un ancien pilote qui rêvait de prolonger la grande épopée de l'Aéropostale au moment précis où elle était en train d'agoniser, l'aviation devenant dès lors une arme de destruction massive, des routes de l'Exode au soleil d'Hiroshima, en passant par Coventry, Dresde et Hambourg.

Dit autrement, ou plutôt écrit avec la force d'une plume qui emporte l'adhésion dés les premières pages, Le siècle des nuages est le roman "d'un tout jeune homme amoureux du ciel, dont la traversée des nuages eut pour seule particularité de se dérouler tandis qu'éclataient un peu partout sur le monde les mêmes orages d'acier"... Il n'a effectivement rien d'un héros, ce père qui finira commandant de bord d'un Boeing 747 après avoir essuyé son baptême de l'air (et pas forcément son baptême du feu) au côté de l'armée américaine. La grande Histoire, il la traverse en décalé, dans ses propres nuages. Les plus belles dates de sa vie ont d'ailleurs ce don assez étrange d'effleurer la chronologie des années noires... Quelle idée, par exemple, de rencontrer sa future femme un 17 juin 40, de se fiancer quatre jours avant la rafle du Vel d'Hiv ou alors de se marier à la veille d'Hiroshima !

L'héroïsme n'est pas de mise, non, surtout au sein de cette bourgeoisie provinciale de Mâcon presque "naturellement" vichyssoise dont est issu le futur pilote d'Air France... Issu dans les deux sens, puisqu'il parviendra à temps, et parce que l'intégrité primait chez lui sur tout le reste, à s'écarter du chemin du déshonneur vers lequel un vieillard à la voix chevrotante entraînait la France de l'an 40. Qu'est ce qu'une vie, finalement, s'interroge l'auteur, sinon une somme de hasards et de demi-teintes, ou alors "un brouillard épais d'épisodes épars" qui ne prend sens que lorsqu'on lui donne l'allure d'un roman.

Et quel roman ! Philippe Forest ne se contente pas de nous emporter au-delà des airs et des océans, de Mâcon aux rivages de l'Amérique en passant par Alger lors du débarquement de 1942. Il ne possède pas seulement un souffle qu'on dirait céleste lorsqu'il évoque, par exemple, le destin de Saint-Exupéry, lui aussi tragiquement décalé dans son genre par rapport à son époque... Le siècle des nuages regorge encore de bien d'autres prodiges, notamment lorsque l'auteur évoque la vieillesse de son père et ce "nuage du néant" qui s'empare peu à peu de lui au fur et à mesure où il voit s'éloigner le monde qui a été le sien. Et cela avant même la perte d'une petite-fille qui l'aspire encore d'avantage vers le bas, la religion n'étant plus d'aucun secours, sauf à constater "l'immense humour de la Révélation qui tient pour vaines toutes les affections humaines"...

Derrière l'épopée aérienne, donc, le travail de deuil... Deuil du père et de l'enfant, consumé plus que conjuré dans une écriture fiévreuse, poignante et proliférante, toute en boucles et en spirales, creusant parfois la même obsession jusqu'à plus soif... Par son style et sa puissance évocatrice,  Le siècle des nuages se hisse largement à la hauteur de ses ambitions. Un futur Goncourt ne serait pas vraiment  usurpé pour ce roman aux ailes de géant.

Le siècle des nuages, de Philippe Forest (Gallimard), en librairie le 19 août.