Lundi 23 août 2010 par Ralph Gambihler

La carte et le territoire

On referme le roman, et on se dit à la fois qu'on a passé un moment extra, comme le chantait Léo Ferré, mais qu'on sera encore bien en peine d'expliquer, cette année encore, pourquoi tant de buzz autour de Michel Houellebecq... Qu'a-t-il A PRIORI  de si exceptionnel, ce romancier dont le style ne génère EN APPARENCE aucun envoûtement proustien et dont les récits, à force de barboter dans l'air du temps, paraissent d'emblée se refuser à la postérité ?

"La carte et le territoire" épaissira assurément le mystère, d'autant plus que le lecteur n'y trouvera même pas les torrides passages sexuels façon Houellebecq ou les quelques provocations de caractère politique qui ont pu, dans le passé, faire jaser le tout-Paris. En vérité, c'est peut-être bien parce qu'il est dégagé, désormais, de toute odeur de soufre que le dernier Houellebecq se donne  à lire comme le roman le plus cristallin de son auteur. Jubilatoires, mordantes, souvent joyeuses, parfois déchirantes, les 428 pages de "La carte et le territoire" se dévorent en à peine moins de 48 heures...

On a connu, en matière de plats de résistance de rentrée littéraire, des lectures plus laborieuses... Tout coule de source, à vrai dire, dans ce roman dont le personnage principal, Jed Martin, est un photographe-peintre qui fait fortune dans l'art contemporain grâce aux cartes routières Michelin et à ses portraits de personnes et de personnalités saisies dans l'exercice de leur métier. Pas vraiment causeur, plutôt embarrassé dans ses relations familiales, visiblement fâché avec son époque et certains objets qui la composent (ah, cette irrésistible panne de chauffe-eau !), séducteur alors qu'il ne fait pas le moindre effort pour attirer le chaland, Jed Martin a beaucoup de points communs avec Houellebecq lui-même.

Le lecteur pourra néanmoins saisir quelques différences entre ces deux là dans la mesure où l'écrivain lui-même surgit en tant que personnage dans le livre, notamment lorsque Jed Martin lui demande d'écrire le texte de son catalogue pour une expo-événement. S'ensuit un exercice d'auto-dérision particulièrement savoureux  que l'auteur prolonge (de manière peut-être moins convaincante) sur le mode du thriller post-mortem... Bon, on n'est pas vraiment certain que le vrai Michel Houellebecq, y compris dans sa retraite irlandaise, ressemble réellement au clochard putréfié décrit dans le livre ("Me gratter, me gratter sans relâche, c'est ce qu'est devenu ma vie maintenant : une interminable séance de grattage") même si le portrait paraît apporter un éclairage enfin consistant sur l'insularité de caractère propre à l'auteur de "La possibilité d'une île" et sur son côté "passager du monde" dont il se prévalait déjà dans ses échanges épistolaires un peu préfabriqués d'il y a deux ans avec Bernard-Henri Levy.

C'est effectivement en passager du monde, et même en touriste de plus en plus distant, que l'auteur évoque la vacuité de son temps même s'il a besoin pour cela de situer sa fable dans une France des années 2020 qui aurait "muséifié" son identité industrielle tout en ré-exhumant une culture du terroir faussement authentique... Une culture incarnée ici par un célèbre présentateur du journal de 13h qui ne sera certainement pas ravi du rôle que lui fait jouer Michel Houellebecq. En vieux mondain un peu ridicule, Frédéric Beigbeder n'est pas mieux loti, et ne parlons pas de l'apparition de Patrick Le Lay en ivrogne grossier que Claire Chazal tente de maîtriser lors d'un cocktail.

Ce sont en même temps deux personnages fictifs qui s'imposent le mieux dans ce casting éclectique: Olga, une jolie russe condamnée à être une simple parenthèse amoureuse, et le père de Jed Martin, un architecte raté et malade réduit à vendre des stations balnéaires alors qu'il rêvait de construire des nids pour les hirondelles... C'est avec ces deux là que "La carte et le territoire" penche vers la carte du tendre, dans un mélange de désespoir vache et de sérénité contrainte qui relève d'une réelle singularité littéraire, bien au-delà des fausses pistes que génère l'écume médiatique...

"La carte et le territoire" (Flammarion) de Michel Houellebecq (sortie en librairie le 8 septembre)