Le grand n'importe quoi
On le retrouve à l'écrit comme on l'adore à l'écran: truculent, chevaleresque, irrésistible, le panache en bandoulière et l'élégance en embuscade. Dans son recueil de souvenirs qui paraît ces jours-ci chez Calmann-Lévy, Jean-Pierre Marielle nous fait du grand, du très grand Marielle, ce qui ne saurait guère étonner de la part d'un comédien de si haute taille, dans tous les sens du terme, et à ce point allergique aux mondanités ou aux conneries les plus naines. Ne pas se fier, surtout, au titre de l'ouvrage... Ce " grand n'importe quoi" décliné au gré d'un abécédaire faussement nonchalant héberge une pensée très bien structurée: celle d'un fils de Bourguignons qui ne s'en laisse pas compter mais dont les racines fantasmées, comme il l'écrit si joliment, plongent aussi du côté de Faulkner et de Duke Ellington. Les écrivains et les jazzmen sont d'ailleurs les deux catégories-reines dans l'imaginaire de Jean-Pierre Marielle. Citons parmi les premiers Flaubert, Tchekhov et Hemingway avec lesquels le comédien aurait rêvé de passer une soirée en étant certain qu'ils auraient eu, tous les quatre, plein de choses à se raconter... Le rayon jazz est aussi joliment fourni, de Billie Holiday à Henri Salvador, en passant par Kenny Clarke dont Marielle finira par découvrir (et honorer) un vieux joint que le batteur, lorsqu'il était encore vivant, avait abandonné sur une poutre trois ans auparavant dans son antre du club St-Germain... Autre anecdote croustillante, ce concert que donne Sidney Béchet dans une cave du Vieux-Colombier alors qu'au même moment, juste au-dessus, l'inoubliable interprète des "Galettes de Pont-Aven" joue une pièce... Ces vibrations communes entre l'art d'Hamlet et celui d'Armstrong ont toujours hanté Jean-Pierre Marielle, jusqu'à d'ailleurs trouver ses plus beaux rôles ("Que la fête commence", "Calmos", "Quelques jours avec moi", "Tous les matins du monde") sous la direction de réalisateurs jazzfans comme Bertrand Tavernier, Bertrand Blier, Claude Sautet et Alain Corneau... "La liberté prise autour d'une grille harmonique, écrit-il, peut inspirer un comédien. Rien ne l'oblige à obéir strictement au texte, il peut laisser flotter sa voix, la faire rouler, la mettre sous pression, imprimer une couleur, jouer des tensions, bref, en faire ce qu'il veut. Ou peut"... C'est important, ce "ou peut", car selon Jean-Pierre Marielle il arrive aussi que l'acteur soit prisonnier de sa partition, alors qu'un poète parvient à s'en échapper et qu'un jazzman peut atteindre une liberté absolue en se fondant dans ses improvisations ou alors, comme l'avait écrit un jour Stan Getz, en étant uniquement occupé à sortir de soi une musique indépendamment de sa réception, sans même avoir la volonté de séduire ou de conquérir. D'autres modèles encore, d'autres admirations : la Nouvelle Vague (qui l'a pourtant si scandaleusement ignoré), Ingmar Bergman, Gene Tierney dans "Laura" et "L'aventure de Madame Muir", Delphine Seyrig quand Sami Frey était amoureux d'elle, Jean-Paul Belmondo qui, "lorsque la célébrité l'a distingué, s'en foutait totalement"... Jean-Pierre Marielle, on l'aura compris, est un monsieur fantastiquement fréquentable, jusqu'à ses traits d'esprit aussi enrobés que sa voix chaude et caverneuse... "Il parait que je suis décalé, écrit-il, il est certain que je ne suis calé en rien", ou alors "Lorsqu'on tourne un navet, on pense à la viande qu'on pourra acheter avec le cachet. Et ça passe bien, je n'ai pas l'estomac délicat"... L'estomac, peut-être pas, mais la plume, elle, relève bien de la délicatesse absolue, au diapason d'une mélancolie jouisseuse et d'une profondeur d'esprit qui font toute la différence entre les bons acteurs et les monstres sacrés. "Le grand n'importe quoi", de Jean-Pierre Marielle (Editions Calmann-Lévy). Le comédien sera l'invité exceptionnel des "Lundis du Duc", ce 4 octobre, sur TSFJAZZ, en direct du Duc des Lombards, entre 19h et 20h (avec à ses côtés le saxophoniste Lionel Belmondo et le critique et romancier Michel Boujut...