Mercredi 6 octobre 2010 par Ralph Gambihler

Indignation

C'est la phrase terrible... Le genre de phrase que seule une mère juive, toute attentionnée soit-elle, est capable de lâcher à son fils : "Sache surmonter tes sentiments. Ce n’est pas moi qui exige ça de toi, c’est la vie. Sinon, les sentiments te balaieront. Ils t’entraîneront vers le large et on ne te reverra jamais"...

Il y a tout Philip Roth dans cette scène-clé de "Indignation", son nouveau et magnifique roman : d'un côté la compassion avec le personnage principal du livre,  Marcus Messner, fils d'un boucher casher de Newark propulsé un beau jour de l'an 51 dans une fac raciste et obscurantiste au fin fonds de l'Ohio : comment oser lui demander de brider ses sentiments, à ce jeune homme plein de bon sens, d'intégrité et de fierté qui tente de se libérer de toutes les entraves possibles en matière de moeurs, de religion et de politique?

Oui, d'un côté, il y a l'empathie naturelle de l'auteur face à un personnage aussi prompt à s'indigner et aussi malchanceux dans ses volontés d'émancipation. Mais de l'autre côté il y a l'ironie, cette mordante marque de fabrique de Philip Roth. Car à ce point du récit où l'étudiant se fait rappeler à l'ordre par sa mère, le lecteur est déjà bien enclin à lui donner raison, à Mme Messner. Il est vrai qu'à force de s'être laissé balayer par les sentiments, ivre de colère face à tout ce qui lui parait injuste, ivre d'amour également pour une demoiselle bien délurée aussi douée pour les caresses  buccales que pour les violences suicidaires, le pauvre Marcus court à sa perte, comme il semble d'ailleurs l'anticiper dés les premières pages du roman.

On n'est pas obligé, ensuite, d'acquiescer à tout ce que suggère Philip Roth. Ce n'est peut-être pas seulement une affaire de sentiments, la chute de Marcus Messner. Car avant les sentiments, il y a la peur, une peur sépulcrale, proliférante, qui envahit tout un pays lorsque la guerre de Corée se profile à l'horizon. La peur du communisme, la peur des bien-pensants lorsqu'une individualité atypique se dresse face aux réflexes communautaires, la peur d'un père qui sent que son fils lui échappe... A vrai dire il est encore plus redoutable que la mère, ce père juif qui, du jour au lendemain, pète littéralement les plombs, persuadé que son fils va s'exposer aux pires dangers à partir du moment où il quitte le domicile familial. C'est l'autre saignante leçon du récit, et elle renvoie à tout ce que le regard de l'auteur sur ses propres racines peut avoir d'implacable : à force de craindre le pire, le pire finit par arriver.

Alors voilà... Pour tenter d'échapper à ce "père-Thanatos", comme le dit si finement le journaliste de la revue "Transfuge" que l'on va bientôt entendre sur TSFJAZZ au sujet du nouveau Philip Roth, pour fuir ce conformisme destructeur qui purule par tous les pores d'une grande nation lors de la Guerre Froide, un jeune homme qui cédait trop à l'indignation va devoir arrêter de rêver plus tôt que prévu... L'auteur de "La Tâche" nous raconte ça au scalpel, sans le moindre pathos, osant même des fulgurances burlesques qui accentuent encore d'avantage le caractère inexorable du récit. Moins auto-centrée que ses deux précédents opus, cette "Indignation" là renvoie en fin de compte à ce grand roman américain dont Philip Roth, depuis le début de sa carrière,  ne cesse de déployer les généalogies religieuses, sociales et politiques... Il serait peut-être temps qu'un célèbre jury littéraire, du côté de Stockhom, finisse par s'y intéresser...

"Indignation", de Philip Roth (Editions Gallimard). Coup de projecteur avec Damien Aubel, de la revue "Transfuge", dans le coup de projecteur de ce vendredi 8 octobre sur TSFJAZZ (8h30, 11h30, 16h30)