La fortune de Sila
Un battement d'ailes de papillon à Paris, on le sait bien, peut provoquer quelques semaines plus tard une tempête à New-York... C'est un peu ce que raconte l'auteur remarqué de "L'origine de la violence", Fabrice Humbert, dans son nouveau roman, "La Fortune de Sila", sauf qu'en la circonstance, le battement d'ailes prend plutôt la forme d'un coup de poing dans la figure: Sila, jeune et humble serveur africain employé dans un grand restaurant parisien, est violemment frappé, un jour de juin 1995, par un richissime Américain dont il avait gentiment réprimandé le turbulent rejeton...
Les autres clients du restaurant, un oligarque russe flanqué de son épouse et deux jeunes traders français, ne bronchent pas. Soit par lâcheté, soit par indifférence... L'habileté du romancier, dans l'affaire, n'est pas de faire de cette "scène primitive" le point de départ chronologique de son récit mais plutôt l'instant-clé. La séquence du restaurant produit des réactions en chaîne, certes, (le fameux "effet papillon") mais elle est surtout le moment de vérité pour Sila, le "Noir errant" assoiffé de justice, comme pour les clients présents ce jour là.
Ceux là, Fabrice Humbert ne va leur faire aucun cadeau... De la chute du Mur de Berlin à la crise des subprimes, en passant par l'âge d'or de la City et le chaos post-communiste en Russie, l'auteur va ainsi brosser une descente aux enfers sociale, politique et économique qui pourrait en rappeler d'autres ( Eric Reinhardt visitait déjà les mêmes trous noirs de l'argent fou dans "Cendrillon") si elle n'était pas d'abord sous-tendue par cette fameuse scène d'ouverture du restaurant qui revient comme un leitmotiv, jusqu'à d'ailleurs être entièrement réécrite quelques 100 pages plus loin. Il y a quelque chose d'éminemment cinématographique dans l'agencement et la construction de "La fortune de Sila", surtout si on se réfère à des films comme "Babel", d'Inarritu, ou alors "Elephant", de Gus Van Sant...
On pourrait aussi convoquer l'essence même de l'art jazzistique dans cette manière de reprendre ou plutôt d'enrichir un même thème. Sur un plan plus littéraire, enfin, Fabrice Humbert surprend agréablement ses lecteurs en s'écartant des sillons un peu trop piétinés d'une certaine tradition américaine pour se revendiquer au contraire de Balzac et du grand roman russe... Son personnage d'oligarque désabusé promu à la cour des grands dépeceurs du pays à l'époque de Boris Eltsine est particulièrement réussi, surtout dans son face-à-face avec une sorte de moujik qui s'accroche à sa terre (Il y a aussi ce très beau passage autour du célèbre récit tolstoïen, "La mort d'Ivan Illitch").
La filiation balzacienne, elle, court tout au long de l'odyssée des deux jeunes traders français du roman, Simon et Matthieu... Au royaume de la haute finance, ces deux là vont connaître, mais jamais en même temps, gloire et décadence, jusqu'à ce qu'à ce que le plus Rastignac des deux - autrement dit le moins naïf, et celui qui plait le plus aux dames- finisse par triompher, dans les décombres d'un grand restaurant parisien promis à la démolition, et où plus aucun serveur noir, cette fois ci, ne vient perturber la bonne marche du monde.
"La fortune de Sila", de Fabrice Humbert (Editions du Passage) Coup de projecteur avec l'auteur, le vendredi 22 juin, sur TSFJAZZ, à 8h30, 11h30 et 16h30