Samedi 20 novembre 2010 par Ralph Gambihler

Cinéma (Alain Badiou)

"Je me demande ce que le cinéma ferait sans l'amour, et ce que nous ferions nous-mêmes sans l'amour"... Sublime parenthèse d'Alain Badiou dans la magistrale conférence qu'il donne à Buenos Aires, en septembre 2003, sous le titre un peu barbare de "cinéma comme expérimentation philosophique"... Platon, Mizoguchi, Deleuze et Bresson sont aux premières loges dans la démonstration du philosophe... et puis il y a cette parenthèse sur le cinéma et l'amour, nous et l'amour, nous et le cinéma.

A travers ce bref  et apparent hors-champ dans sa pensée qui annonce d'une certaine manière "L'éloge de l'amour" paru en 2009, Alain Badiou définit d'emblée le septième de nos arts comme quelque chose qui nous est intrinsèquement vital, qui fait corps avec nos manques, nos sentiments, nos jouissances... Rarement une parenthèse n'aura élucidé avec autant de justesse ce mystère qui veut que certains films, effectivement, nous aident à vivre...

Eh bien ces films qui aident à vivre, Alain Badiou nous aide aussi à les voir ou à les revoir dans leur mise en forme à travers une trentaine de textes écrits entre 1957 et 2010 et qui sont ici rassemblés et présentés par Antoine de Baecque, auteur d'une récente et remarquable biographie de Jean-Luc Godard. On y croise les grands maîtres évidemment, les  Murnau, Tati et autres Rossellini, mais aussi des films comme "Matrix", "Magnolia", sans oublier "Papy fait de la résistance" ! A ce degré d'éclectisme, l'inventaire signale déjà un aspect majeur dans le rapport d'Alain Badiou au grand écran, à savoir que le cinéma est de tous les arts le plus impur, ne serait-ce qu'à travers la complexité de ses conditions de production qu'il analyse avec le point de vue marxiste qu'on lui connaît...

Art populaire, art impur (comme le jazz), le cinéma tend du même coup, par définition, vers la pureté. Les grands cinéastes se tiennent ainsi, dés le départ, à la lisière du non-art, prenant comme matériau de base ce que notre environnement a de plus trivial, et à partir de là les voici lancés (en épurant, en sélectionnant, en ciblant par le cadre ou la lumière ce qui sera filmé ou non-filmé)  dans une sorte de quête du Graal qu'ils ne parviennent jamais à réellement atteindre. C'est comme une asymptote... Même chez quelqu'un d'aussi perfectionniste que Bresson, note Alain Badiou, il y aura toujours un plan non contrôlé, comme une sorte de ratage, ce qui rend d'ailleurs l'oeuvre en question d'autant plus humaine et d'autant plus appréciable...

C'est cette présence constante de l'humain qui finalement définit au mieux le rapport de l'auteur au 7ème art, y compris dans les textes un peu plus datés où il s'en prend à un certain cinéma "révisionniste" symbolisé, à ses yeux, par des réalisateurs comme Claude Sautet, Bertrand Tavernier ou encore Jacques Demy... Alain Badiou convient aujourd'hui que le propre d'un jugement sur un film "révisionniste", c'est qu'il peut être "révisé"... Il ajoute qu'à l'époque, les discussions étaient beaucoup moins empruntes de certitudes qu'on ne peut se l'imaginer et que la passion qui s'y déployait était autant gorgée de cinéphilie que de slogans politiques...

Qu'importe aux bonnes consciences qui lui ont en font aujourd'hui le procès, alors qu'on sait très bien que c'est d'abord l'ex-maoïste ayant conquis les foules avec son pamphlet "De quoi Sarkozy est-il le nom?" qui est visé. A moins que ce ne soit l'incorrigible optimiste qui, dans le désenchantement actuel, nous invite à mesurer à quel point le cinéma, en traitant de plain-pied ce qu'il peut y avoir de plus abject (trahison, violences, obscénité), peut nous écarter du désespoir si nous savons l'aimer et le regarder comme une "bataille contre le monde impur et une collection de victoires précieuses"...

"Cinéma", par Alain Badiou (Nova Editions) Journée spéciale sur TSFJAZZ le jeudi 2 décembre (8h15, 8h30, 8h45, 11h30, 16h30, 18h, 19h)