Samedi 22 janvier 2011 par Ralph Gambihler

Table ronde "Jazz et Polar"

Intervention prononcée ce samedi 22 janvier, à la médiathèque de Poissy (Yvelines), lors d'une table ronde sur le thème "jazz et polar" avec également Bob Garcia, chroniqueur de romans noirs sur TsfJazz et auteur du livre "Jazz et Polar", le pianiste Laurent Epstein et Jean-Paul Gratias, traducteur de James Ellroy:

On m'a demandé d'illustrer de quelle manière les parcours des grands jazzmen relèvent en eux-mêmes du polar ou du roman noir et à bien des égards, et il y a  effectivement de quoi laisser rêveur en la matière… Je crois que le fait que le jazz ait trouvé refuge, très tôt, dans des lieux "peu recommandables", et qu'il ait fallu attendre 1938 pour qu'il soit mis en vedette dans une salle de concert prestigieuse -en l'occurrence le Carnegie Hall, grâce à Benny Goodman- tout ce contexte évidemment, auquel il faut ajouter celui de la Prohibition et de la ségrégation, a donné matière, assez souvent,  à des parcours chaotiques, à la marge et en marge, et parfois même en marge de la loi, ce qui nous amène à la thématique de ce samedi matin.

Le jazz s'est donc développé dans le même univers que celui décrit par les romans noirs, et dans cet univers, ce qui tend vers le polar ou vers le roman noir a déjà trait aux dérèglements du corps et à la dérive dans les bas-fonds ou les milieux interlopes. L'alcool et la drogue ont été à ce propos les principaux vecteurs de descente aux enfers pour bien des jazzmen, depuis Buddy Bolden, le premier grand trompettiste du début du siècle, et qui finira dans un asile, jusqu'à Chet Baker qui passe par la fenêtre de son hôtel, sans oublier bien sûr les errances de Charlie Parker et Billie Holiday. C'est ce qui va amener plusieurs musiciens de jazz à passer par la case police et surtout la case prison…

Le saxophoniste Art Pepper en a été l'exemple le plus célèbre, toujours pour des affaires de stupéfiants, mais il y eut aussi des arrestations retentissantes, comme celle de Billie Holiday, au moins à deux reprises,  ou encore de Thélonious Monk qui va se faire coincer alors qu'il est en voiture avec sa grande amie,  la baronne Panonica de Koenigswarter, lors d'une tournée dans l'Etat du Delaware au milieu des années 50… Elle prend tout sur elle, la Baronne, mais l'épisode laissera Monk sans activité pendant deux ans parce qu'il n'a plus sa carte de cabaret. Il y a aussi la violence de l'époque qui donne lieu à des situations parfois très atypiques. Quand en plus c'est associé à la violence de certains tempéraments, celui de Charles Mingus par exemple, cela donne lieu à des situations mi-cocasses, mi-dramatiques, comme lorsque Mingus entend régler à coup de hache une querelle avec le tromboniste Juan Tizol dans l'orchestre de Duke Ellington, ou bien encore lorsqu'au milieu des années 60, il fait le coup de feu au moment où il est expulsé de son loft à New York.

La Prohibition- on y a déjà fait allusion- sera également propice à certains épisodes complètement roman noir… Il s'agit là d'une violence moins dramatique, mais quand Fats Waller se fait enlever par les hommes d'Al Capone pour qu'il lui joue à son anniversaire un morceau de piano, c'est assez hard, comme aventure… Et puis il y a des violences plus sordides : violence policière et raciste dont Miles Davis est victime en 1959 lorsqu'il se fait tabasser par un policier à New York,  comme un lointain souvenir de ce mot de be-bop qui, paraît-il avait été inventé en souvenir du bruit de la matraque sur la tête des noirs….  Autre tabassage, mais pas de la part d'un policier, cette fois, et dont Chet Baker est victime en 1966 lors d'une fâcheuse rencontre avec des dealers à San Francisco… Tabassage mortel, enfin, en 1987, lorsqu'un vigile de boîte de nuit en Floride met un point final à la légendaire trajectoire de Jaco Pastorius...

Ce qui m'amène, pour conclure, à dire que si la vie de certains jazzmen tient du du roman noir, leur mort, souvent, relève du même genre. On sait aujourd'hui que ce qui amené le corps du saxophoniste Albert Ayler à flotter sur l'East River, en novembre 70, était surtout lié à un drame existentiel… Albert Ayler s'est suicidé pour toute une série de raisons, sauf qu'on n'a pas cessé d'en faire un polar, de sa mort, en faisant intervenir pêle-mêle trafiquants de drogue, Black Panthers et autres officines du FBI… On a quasiment "ellroyisé", pour reprendre l'univers d'un célèbre auteur de romans noirs, la mort d'Albert Ayler. On en a même fait un bouquin un peu facétieux il y a quelques années sous le titre "Les 13 morts d'Albert Ayler"….

C'était tous des auteurs de polars qui tenaient la plume. L'un d'eux était même allé jusqu'à imaginer - mais je crois que c'était du second degré- que le célèbre saxophoniste free jazz  avait été victime d'un meurtre dont le commanditaire n'était autre que Miles Davis... Mort "hardcore" également pour le trompettiste des Jazz MessengersLee Morgan, tué par son ex femme qui l'avait surpris en galante compagnie… King Curtis, le mentor d'Aretha Frankin,  est poignardé, lui, après une altercation, sans oublier le trop méconnu Frank Rosolino, grand tromboniste des années 50,  et qui finira par ouvrir le feu sur ses deux garçons avant de mettre  fin à ses jours quelques mois après le suicide de sa 3ème épouse… Voilà quelques éléments- et je crois qu'il est difficile d'être exhaustif en la matière- qui mettent en relation le jazz et cette violence du monde qui est en fin de compte le principal carburant du polar et du roman noir"...

Table ronde "jazz et polar", à la médiathèque Christine-de-Pizanstrong> de Poissy. C'était ce samedi 22 janvier... Laurent Epstein, l'un des participants, a sorti récemment l'album "En toute simplicité", en trio avec Yoni Zelnik et David Georgelet (121 Records)