Transe et happening à Banlieues Bleues...
Il faut donc qu'il soit un peu plus en retrait pour que son génie rythmique et harmonique atteigne le firmament... A l'Espace Victor-Hugo de Clichy-sous-Bois où il était ce mardi l'invité du festival Banlieues Bleues, Vijay Iyer échappe enfin aux rigueurs parfois glacées de son clavier égoïste. On sait depuis quelques temps déjà à quel point ce pianiste au look de cadre Bac +12 est génial et super côté, en France et encore plus aux Etats-Unis, mais de ces précédents albums se dégageait encore, au-delà de quelques purs diamants (ah, cette "Fleurette africaine" dans l'avant-dernier disque en solo), un je ne sais quoi de biscornu entre le "monkien" et l'angulaire... Et voilà que surgit l'album indien, ou plutôt l'album faussement indien...
Dans "Tirtha", qui signifie au sens littéral "traversée", Vijay s'épanche avec deux autres musiciens indiens exilés, comme lui, outre-Atlantique : Prasanna, prodigieux guitariste électrisant, fan de Jimi Hendrix, et qui a peut-être un peu tendance, parfois, à tirer la couverture à lui, et Nittin Mitta, jeune gars fort sympa dont l'apparente décontraction s'esquive bien vite dés que le diablotin commence à faire rugir ses tablas. Et voilà comment la super transe et le groove le plus grave déferlent en l'espace d'une soirée. Orgie rythmique, effluves de fusion, échappées vocales...
Et puis, au moment où on ne s'y attend plus, une fabuleuse mélodie intitulée "Abundance"... Ce soir là, Vijay Iyer n'est plus un fleuve à lui tout seul, mais ses solos, eux, n'ont en rien asséché la torrentielle démesure de son toucher, à la fois intense, hypnotique et limpide, avec ses silences mais aussi ses moussons, à l'image du tout dernier morceau, l'impressionnant "Gauntlet", dégainé comme dans une opération commando. Les solos de Vijay, c'est aussi ce qui occidentalise un peu la tonalité générale de l'ensemble... C'est ça, le côté faussement indien de l'album, jusqu'à le raccrocher à une histoire plus générale du jazz, notamment dans un versant post-Bill Evans... De quoi fusionner à l'intérieur de nous-mêmes...
Tout autre chose, enfin, en 2ème partie de concert, avec le duo Michel Portal/ Bernard Lubat qui ressemblait plus à un happening qu'à un véritable concert... Ces deux là, on le sait, se connaissent depuis des années. Ils sont de la même région... Lubat reste Lubat, et c'est tant mieux. Il réussit en tout cas l'exploit de dérider Michel Portal, et lorsque ce dernier, entre deux délires, parvient à faire swinguer un minable bandonéon après l'avoir torturé d'une entame à la Albert Ayler, on se dit vraiment que la liberté, en jazz, n'a pas de prix, et qu'il convient, parfois, de ne pas trop décortiquer ce qui s'improvise dans la plus cristalline des folies douces. Le mot de la fin, évidemment, pour Bernard Lubat , qui prend soin de clôturer les festivités en ces termes: "S'il vous plait, ne dites pas un mot de cette soirée. On a déjà assez d'emmerdements comme ça"...
"Tirtha", de Vijay Iyer (label Act)