Mardi 10 mai 2011 par Ralph Gambihler

Autobiographie du jazz

Poète, théoricien et plume émérite de "Jazz Magazine", Jacques Réda n'en est pas moins homme. Il faut de toute façon déborder d'humanité pour écrire, à propos de Fats Waller, que de "retour de Los Angeles où l'avait affaibli une grippe, et alors que le train franchissait sous le vent glacial la grande plaine américaine, mourut pour ainsi dire de froid celui qui avait été la chaleur même"... On nous l'avait décrit comme un monsieur compliqué, Jacques Réda, abscons parfois, et voilà cette sublime épitaphe pour Fats qui résume avec une rare délicatesse tout ce qui nous enflamme dans le jazz et dans le parcours de ceux qui s'y sont voués corps et âme.

Et c'est bien d'âme dont il est d'abord question dans "Autobiographie du Jazz", publiée il y a une dizaine d'années et rééditée ces jours-ci en même temps que paraît, sous la plume du même auteur, "Le Grand Orchestre", nouveau et court récit sur la passion que lui inspire Duke Ellington. Le jazz a une âme, oui, à tel point que Jacques Réda en fait une personne dont il imagine l'autobiographie, s'amusant à recueillir les propos que ce JAZZ là aurait pu tenir sur lui-même, depuis "sa conscience embryonnaire dans le sein de sa mère Afrique" jusqu'à l'avènement du bop, qui marque la grande rupture.

L'exercice est passionnant, même s'il tient surtout lieu de délicieux préliminaires par rapport à la deuxième partie de l'ouvrage, beaucoup plus dense puisque l'auteur y signe quelques 160 notices sur les grands solistes et orchestres qui ont marqué l'histoire, du ragtime au free, en passant par les grands classiques. C'est là que vient se nicher la chaleur de Fats Waller... Celle d'Oscar Peterson également, qui "s'ensemence lui-même sans procréer, exécutant un finale où viennent retentir et se fondre, à la CHALEUR que son activité dégage, tous les thèmes que la symphonie spasmodique du jazz a enchaînés"...

Même température avec Clifford Brown, cet "authentique souffleur de cuivre dont il préservait le feu, la matière, j'allais dire: la voix". L'innocence de Django, l'écorce d'Art Blakey ("ça vit toujours là dedans, ça craque, ça gronde, ça crépite..."), les dernières années de Dizzy Gillespie ("explorateur assagi" continuant de "filtrer dans sa sourdine une fine poussière d'étoiles") ont aussi droit de cité en même temps que se dessine, au fil des notices, une lecture très personnelle mais aussi extraordinairement stimulante de l'histoire de la note bleue. Pour faire court, on dira qu'à la recherche du swing perdu,  Jacques Réda voit dans le jazz une langue-mère en décomposition.

Réda n'est pas pour autant un père fouettard : là il où délaisse les oeillères d'un Hugues Panassié, c'est dans la conscience que le jazz, dés le départ, dés Armstrong peut-être, a toujours voulu être autre chose que lui-même... C'est ce que disent, à leur manière, les silences de Miles Davis, la quête de Coltrane, les échappées d'Eric Dolphy et avant lui celles de Lester Young... C'est Charlie Parker, bien sûr, qui sera le premier artisan de cette disparition de la langue d'origine, même si Jacques Réda prend tout de suite soin de préciser que le Bird n'a fait, en somme, que "sur-multiplier l'effet d'une force motrice depuis toujours latente"...

Vision organique du jazz, certes, mais pas si excluante qu'elle en prend l'air... A 82 ans passés, et tel le  "démon VARIABLE de l'immobilité" -on reprend là les termes du poète- Jacques Réda nous invite à mesurer à quel point le jazz est une musique mutante qui perd un peu son temps lorsqu'elle cède trop à la nostalgie. Il y a du Socrate dans cette sagesse, peut-être aussi quelques injustices (aucune notice pour Keith Jarrett et Wayne Shorter, une vision cauchemardesque de l'art de Stan Kenton, un dédain inexplicable pour Herbie Hancock, une extermination en règle de Wynton Marsalis), et surtout beaucoup de grain à moudre pour une émission spéciale à venir, sur TsfJazz, avec un promeneur chevronné dont les chorus de plume n'ont pas fini de faire swinguer nos neurones.

"Autobiographie du jazz" (Flammarion) et "Le Grand Orchestre" (Gallimard), de Jacques Réda, qui sera l'invité exceptionnel des "Lundis du Duc", ce lundi 16 mai, à 19h, en direct du Duc des Lombards.