L'armée furieuse
Elle joue avec les mots, le coeur en bandoulière... Interview-café, avenue du Maine, avec Fred Vargas, pour son nouveau polar, "L'Armée furieuse". Elle trouve bizarre et joli à la fois, ces deux termes accolés ensemble, "armée" et "furieuse". On dit parfois d'une armée qu'elle est déchaînée, mais "furieuse", c'est plus drôle, plus poétique, peut-être... Plus étrange également, et on comprend mieux, du coup, pourquoi Adamsberg, le commissaire-fétiche de la romancière, ne capte pas d'emblée cette histoire d'armée furieuse. Il dit même "armée curieuse", au départ...
Il a revu la Normandie, le commissaire Adamsberg, quatre ans après "Dans les bois éternels". Toujours les mêmes taiseux, les mêmes décalés, à l'image de ces trois frères au coeur de l'intrigue dont l'un prononce les phrases à l'envers ("connard", par exemple, ça donne "drannoc") tandis que l'autre croit que son corps fragile est fait tout en argile... Face aux trois frères, donc, et à leur soeur à la poitrine voluptueuse, se dresse cette fameuse armée furieuse, cohorte de morts-vivants héritée d'une vieille légende médiévale.
Les "saisis" qu'on y aperçoit sont condamnés à périr à plus ou moins brève échéance parce qu'ils en ont lourd sur la conscience. Ce sont le plus souvent des malfaisants, mais aussi des personnes coupables de ne pas avoir rendu bonne justice, et ça aussi, elle aime bien, Fred Vargas, surtout lorsqu'on a en mémoire son inlassable combat pour la réhabilitation de l'ancien activiste des brigades rouges, Cesare Battisti...
Il est d'ailleurs aussi question d'une justice mal rendue dans l'enquête parisienne qu'Adamsberg conduit en même temps qu'il patauge en Normandie: ce vieil industriel cramé dans sa bagnole, l'étau qui se resserre sur un jeune délinquant prédestiné à jouer le bouc-émissaire parfait, tel un pigeon dont les grands de ce monde ont ficelé les pattes... Secrets "sans surprise, lassants de pragmatisme", selon le commissaire, qui préfère plutôt éclaircir la "musique inintelligible et dissonante" que lui renvoient les chimères normandes, même si l'affaire ne sera pas simple à élucider.
Une paire de lacets, une tâche en forme de cloporte sur un omoplate ou encore des morceaux de sucre traînant à droite et à gauche... Autant de détails qui vont permettre au commissaire de refaire surface, une fois établie que la solution du mystère est engloutie très profondément, "coincée sous un rocher marin, masquée par des bouquets d'algues", et qu'elle ne peut que se décrocher un jour ou l'autre, remontant à la surface, en vacillant... "Adamsberg, écrit Fred Vargas, ne connaissait pas d'autre moyen de réfléchir. Attendre, jeter son filet à la surface des eaux, regarder dedans".
En tant que lecteur, on ne se lasse pas d'un tel univers à ce point organique qui donne une sorte de vague à l'âme aux objets les plus insignifiants... Et puis il y a la fantaisie propre à l'auteur, son imaginaire qui "trace" à partir d'un meurtre édifiant à la mie de pain! Aucun accent sordide, pourtant, dans ces pointes de cruauté. Elle insiste, Fred Vargas, à la fin de l'interview, sur son envie, dans ce monde si lourd, de ne pas tétaniser ses lecteurs, de leur instiller "ce léger optimisme qui tremble vaguement dans les feuilles", de manière à les rendre mieux dans leur tête, et donc peut-être plus indulgents envers les autres. Elle appelle ça l'effet brumisateur, et des souffles d'air comme cela, on en redemande...
"L'armée furieuse" de Fred Vargas (Editions Viviane Hamy). Le roman sort ce 18 mai, et on pourra entendre de larges extraits de l'interview de Fred Vargas, le même jour, dans les "Matins Jazz" de TSFJAZZ