L'Art français de la guerre
Deux auteurs en un se cachent derrière le premier roman le plus retentissant de cette rentrée littéraire. Le premier cauchemarde en direct sur la France sarkozyste, les descentes de police dans les cités et les fachos de tout poil... La logorrhée est très vite répétitive, et elle a surtout un fâcheux accent de déjà-vu. Alexis Jenni est autrement plus percutant lorsqu'il raconte les trois guerres de Victorien Salagnon, son personnage principal, que nous suivons dans les chantiers de jeunesse et les maquis des années noires avant de le retrouver dans un bien plus mauvais rôle lors des guerres d'Indochine et d'Algérie.
Il aurait tellement suffi à notre bonheur de lecteur, ce salaud de Salagnon qui se découvre des talents de dessinateur avant d'être peu à peu tenaillé par d'obscurs remords. Rien qu'avec lui, Alexis Jenni signait une version française des "Bienveillantes" plus qu'honorable... Il nous faut, hélas, un chapitre sur deux, endurer les encombrants commentaires d'un narrateur trentenaire que l'ancien "pacificateur" rencontre, au soir de sa vie, dans un rade de la banlieue lyonnaise.
Ce narrateur, c'est la plaie de "L'Art français de la guerre". C'est la partie "Essai" qui pollue la fiction. Le style s'en ressent: "Nous baignons dans la langue et quelqu'un a chié dedans. Nous n'osons plus ouvrir la bouche de peur d'avaler un de ses étrons de verbe (...) on meurt d'engorgement, on meurt d'obstruction, on meurt d'un silence vacarmineux tout habité de gargouillements et de fureurs rentrées. Ce sang trop épais ne bouge plus. La France est précisément cette façon de mourir"... Bon, on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mourir ainsi façon "France", mais ce que l'on comprend, en revanche, c'est qu'Alexis Jenni et son narrateur lourdingue s'épuisent à vouloir faire le trait d'union entre les barbaries coloniales d'autrefois et les fléaux d'aujourd'hui.
L'idée est certainement juste, mais le propos de l'auteur est trop empesé par le "politiquement correct" pour lui donner une véritable consistance. Le plus dommageable, c'est que ce n'est pas la fiction qui a le dernier mot dans ce pavé de plus de 630 pages qui contient évidemment son lot de morceaux de bravoure. De la peinture de Lyon sous l'Occupation jusqu'à la débandade de l'Algérie française, en passant par la jungle vietnamienne qui en vérité n'était en rien luxuriante, la plume d'Alexis Jenni atteint souvent la densité requise... Pour résumer les méthodes des Massu et autre Bigeard face aux attentats du FLN et leurs conséquences sur l'ensemble de la population algéroise, il écrit cette simple phrase : "A Alger, on avait vidé l'eau. Le poisson n'y vivait plus"... On aurait aimé que la concision et la force vivifiante du trait irriguent la totalité du roman.
"L'Art français de la guerre", d'Alexis Jenni (Editions Gallimard)