Samuel Fuller: un troisième visage
Une autobiographie de Samuel Fuller, c'est comme un film de Samuel Fuller: cash, nerveux, musclé. Jean-Luc Godard avait déjà saisi l'essentiel lorsque dans "Pierrot le Fou" il faisait dire au réalisateur disparu en 1997 qu'un film, c'est "comme un champ de bataille: amour, haine, violence, action, mort. En un mot, émotion".
A-propos de champ de bataille, justement... Samuel Fuller a fait la guerre, mais pas avec une caméra à la main. Lors du débarquement en Normandie, il fait partie de la troisième vague, celle que les Allemands, une fois passé l'effet de surprise, peuvent canarder à volonté. Ce sera l'enfer, ensuite, dans le bocage ("Nous n'avons pas marché sur la Normandie. Nous avons rampé")... Plus tard, dans ses films, Samuel Fuller fera de l'anti-John Wayne. On le taxe de belliciste, alors qu'il s'acharne au contraire à montrer que dans le feu des armes on ne pense à rien d'autre qu'à survivre. Pas le temps de prier ou de chanter "God Bless America". La guerre de Fuller, c'est aussi ce sniper nazi d'une dizaine d'années qui joue les fiers-à-bras avant de pleurer lorsqu'un sergent américain lui met la fessée du siècle: "Tout ce qui restait du Reich millénaire était une rivière de larmes d'enfants", écrit le futur réalisateur de "The Big Red One"...
La caméra, il la prend pour la première fois dans le camp de concentration de Fakelnau libéré par les Américains, mais le virus de l'image lui est probablement tombé dessus quelques années auparavant, dans sa période journalistique. Absorbé par la seule puissance de l'écrit lors d'un reportage sur le Ku Klux Klan, Samuel Fuller oublie de prendre en photo une femme qui, sous sa cape blanche, donne le sein à son bébé alors qu'autour d'elle les autres hurlent des discours racistes. Du coup, la scène la plus saisissante de son article passe à la trappe, et il s'en voudra férocement de ne pas avoir joint l'image à la plume.
Il y repensera, plus tard, au Ku Klux Klan. Et ça donnera l'asile de fous de "Shock Corridor"... Dégoût de la guerre, haine du racisme, allergie à la chaise électrique... Au fil des pages, on se demande vraiment ce qu'il y avait dans la cervelle de certains abrutis staliniens et autre "idiots utiles" pour qu'ils nous transforment Samuel Fuller en réac' enragé alors qu'il se battait au contraire contre le maccarthysme et les esprits bornés du Pentagone qui trouvaient que ses films n'étaient pas assez patriotiques. "J'ai vu mes frères américains sous leur meilleur et leur pire jour", écrit-il, faisant écho au type qui, dans "Shock Corridor", balance que l'amour de son pays est sacré, même si cela lui donne des ulcères.
Au-delà des ulcères, heureusement, Samuel Fuller a rencontré des gens biens. Des "Menschen", comme il dit, en souvenir de ses origines juives... Parmi eux, Daryl Zanuck, le célèbre producteur avec qui, à l'ère des grands studios, il était encore possible de travailler dans une relative liberté. En ce qui concerne les années 60-70-80, hélas, ce sera autre chose, et c'est dans la douleur d'innombrables projets morts-nés ou alors défigurés par des mains étrangères que Samuel Fuller se compose une sorte de "troisième visage" morcelé de blessures secrètes et de vaines colères...
Allez... Un autre "Menschen" pour conclure. Celui là, on ne l'avait pas du tout vu venir. On savait que, côté jazz, Samuel Fuller avait payé son tribut ne serait-ce qu'à travers la sidérante scène d'ouverture de "The Naked Kiss" (le saxe qui hurle, la prostituée qui frappe la caméra avec son sac à main, la perruque qui vole en l'air)... J'ignorais, en revanche, cet obscur nanar baptisé "China Gate" avec Nat King Cole dans le rôle d'un G.I. ! "Nat King Cole réveillait l'enfant qui sommeille en chacun. Je suis sûrement tombé amoureux de ce type"... Le troisième visage de Samuel Fuller, décidément, n'a pas fini de nous surprendre...
"Samuel Fuller: un troisième visage" (Editions Allia)... On en reparle sur TsfJazz le 19 septembre dans "Les Lundis du Duc", en direct du Duc des Lombards de 19h à 20h avec pour invités Danielle Orhan, des éditions Allia, André S.Labarthe, le mythique réalisateur de l'émission "Cinéastes de notre temps", le réalisateur Nicolas Boukhrief et Damien Aubel, de la revue littéraire et culturelle "Transfuge"