Frantz Fanon aux Lundis du Duc
C'est une Internationale à lui seul, Frantz Fanon... Voilà en effet un Noir de Martinique qui, dans ses discours, n'hésite pas à dire "Nous, Algériens...", et dont le parcours sera glorifié par les Black Panthers aux Etats-Unis. Fanon bouscule tout: frontières, repères, bonnes consciences. C'est dans l'urgence, en pleine guerre d'Algérie, qu'il rédige "Les Damnés de la terre", son oeuvre la plus connue, alors qu'il se sait déjà atteint de la leucémie qui va l'emporter à 36 ans, le 6 décembre 1961.
La légende revit, 50 ans après. Les éditions La Découverte vont ainsi publier, le 20 octobre, les oeuvres complètes de Frantz Fanon ainsi qu'une biographie de l'Anglais David Macey. On y entendra à nouveau la voix de l'anticolonialisme, le démontage en règle de tous les racismes, l'appel universel à en finir avec l'exploitation de l'homme par l'homme. On découvrira ou on relira "Le syndrome nord-africain", ce texte de 1952 dans lequel un jeune docteur en médecine ayant quitté sa Martinique natale pour faire ses études à Lyon s'interroge sur le mépris du corps médical pour ceux qu'on appelle déjà, à l'époque, les "bougnoules"...
Un an plus tard, Frantz Fanon part à l'hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Il introduit de nouvelles méthodes, tente en vain d'humaniser les relations entre soignants et malades, mais dans la nuit coloniale, il ne peut que démissionner et rejoindre le FLN dont il sera, après avoir été expulsé d'Algérie, l'un des tribuns les plus redoutables. Aussi redoutable que Jean-Paul Sartre qui déforme Fanon comme il a étouffé Jean Genet. Dans sa préface aux "Damnés de la terre", le philosophe mord le trait. Il exalte la violence "fanonienne" alors que l'ancien soignant de Blida n'hésitait pas à dénoncer, chez certains de ses camarades, une "brutalité presque physiologique" liée à une "oppression séculaire"...
Elle est en même temps très belle, la préface de Sartre, surtout lorsqu'il s'adresse à nous, Européens, et qu'il compare les Algériens à des étrangers réunis autour d'un feu: "Un feu les éclaire et les réchauffe , qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis"... C'est toujours très beau à voir, un demi-siècle après, un Noir qui prend fait et cause pour des Arabes (et de manière tellement moins conne qu'un Dieudonné, par exemple), sauf que Frantz Fanon fuit comme la peste les communautarismes. On en a fait une sorte de Malcom X mais il n'est pas l'homme du repli. Il critique, d'ailleurs, ce que l'on a appelé la "négritude". "La découverte de l'existence d'une civilisation nègre au XVe siècle ne me décerne pas un brevet d'humanité", écrit-il dans "Peau noire, masques blancs", son autre grand cri de colère. Fanon voit plus grand, plus large: "Je suis un homme, et c'est tout le passé du monde que j'ai à reprendre"... Il n'est pas là non plus pour rechercher en quoi sa race est supérieure ou inférieure à une autre race : "Il n'y a pas de mission nègre; il n'y a pas de fardeau blanc".
La cerise sur le gâteau, c'est quand Frantz Fanon écrit sur le jazz. Il se moque, dans "Peau noire...", de ceux qui pensent qu'un Blanc, "quelque intelligent qu'il soit, ne saurait comprendre Armstrong et les chants du Congo"... Il refuse également de répondre à un article qui compare le jazz à une irruption de cannibalisme. Pour lui, ce genre de délire n'est qu'un "spasme culturel" et il se sent pas légitime à prendre position pour la musique noire et contre la musique blanche. Il va plus loin encore dans "Les Damnés...", prenant fait et cause pour le be-bop et le reliant à la défaite inéluctable, quoique lente, de l'univers sudiste aux Etats-Unis. Pour Frantz Fanon, la note bleue ne saurait être identifiée à une sorte de "jazz-cri hoqueté" ou alors à "la nostalgie cassée et désespérée d'un vieux nègre pris entre cinq whiskies"... "Ce sont les colonialistes qui se font les défenseurs du style indigène", ajoute-t-il...
Ce 17 octobre, sur TSFJAZZ, 50 ans après un autre 17 octobre de funeste mémoire pour la communauté algérienne de Paris, nous rendrons à nouveau les honneurs à Frantz Fanon, cet "Indigné" toujours d'actualité, quoi qu'en disent ceux qui ont voulu l'ensevelir dans l'oubli et auxquels le rappeur Rocé avait répondu, dans un album enregistré en 2006 avec le saxophoniste Archie Shepp et le trompettiste Jacques Coursil, "La France a des problèmes de mémoire, elle connaît Malcom X, mais pas Frantz Fanon, pas le FLN, connaît les blacks mais pas les noirs"...
Frantz Fanon aux Lundis du Duc, TSFJAZZ, lundi 17 octobre à partir de 19H, en direct du Duc des Lombards (avec Jacques Coursil, Rocé et Magali Bessone, qui a signé l'introduction de "Frantz Fanon : oeuvres" à paraître aux éditions La Découverte le 20 octobre)