Dimanche 1 janvier 2012 par Ralph Gambihler

Le Vent pleure, Marie

Ils avaient beau venir de Suisse, d'Alsace ou de Belfort, c'est d'abord sur les rives du Mississippi que les Koechlin se sont forgés la légende que déploie Stéphane Koechlin dans le beau roman qu'il vient de consacrer aux siens. L'arrière-grand-oncle, Charles, compositeur et pourfendeur de tous les académismes, fut le premier à effectuer le fameux pèlerinage dont il revint ébloui, tant par l'irréelle lumière qui baignait la cité du Croissant  que par de vieux airs américains préfigurant l'âme du jazz.

Le grand-père, Rodolphe, ne sera pas en reste... De son voyage à la Nouvelle-Orléans quelques décennies plus tard, il ramène un disque de Louis Armstrong, véritable objet-culte pour son fils, Philippe, futur fondateur de Rock & Folk après avoir rongé son swing dans les colonnes de Jazz Hot. C'est lui, le vrai héros du livre... A moins que ce ne soit sa femme, rebaptisée Marie par son romancier de fils en souvenir d'une célèbre chanson de Jimi Hendrix. Il ne jurait que par Satchmo, elle chavirait sur Sidney Bechet. Pas flambeur pour un sou, il la séduit en lui parlant très sérieusement d'une musique méprisée par certains milieux. Elle sera son ombre, sa note bleue, fidèle aux chorus qui ont bercé sa jeunesse alors même que le couple se prépare à franchir le Rubicon des années pop... Autour d'eux -faut-il s'en étonner ?- les jazzeux vont jaser.

Traître à la cause, Philippe Koechlin ? Certainement pas, selon Stéphane Koechlin qui rend justice à son père en évoquant une entrevue ratée avec Frank Ténot, mais aussi le contraste entre l'épopée haute en couleurs de Salut les Copains et les scribouillards de Jazz Hot qui n'en finissent plus d'enterrer leurs morts, sans oublier le choc James Brown, un soir de l'an 66 à l'Olympia, avec dans la foulée une couv' de Jazz Hot comparable à celle de Jazz Magazine quand la revue, aujourd'hui, se tortille pour mettre Ibrahim Maalouf en Une.

On sait désormais auprès de qui Stéphane Koechlin a développé sa fameuse théorie des "musiques cousines" même si l'ouvrage ne dissimule rien, sur un plan plus personnel, de la difficulté à se faire un prénom lorsqu'on est le descendant d'une généalogie aussi fascinante et aussi contrastée... On sait également à quel point Philippe Koechlin était revenu, au soir de sa vie, à ses premiers amours. Il était allé lui aussi à la Nouvelle-Orléans, donnant un relief encore plus poignant au rêve qu'avait fait son fils lorsqu'il s'imaginait dialoguer avec les fantômes de Jazz Hot exilés sur une île abandonnée: "-Il reviendra ton père ? -Oui il reviendra. Je vous le promets. Et on parlera beaucoup de jazz. Il n'a pas oublié le chemin"...

"Le Vent pleure, Marie", de Stéphane Koechlin (Fayard), sortie le 18 janvier 2012.