Mercredi 22 février 2012 par Ralph Gambihler

Super triste histoire d'amour

A l'Ouest, du nouveau... Après le touchant "Richard Yates" de Tao Lin, c'est Gary Shteyngart qui dynamite tout sur son passage avec sa très fortiche "Super triste histoire d'amour". Oubliées, les platitudes de Jonathan Franzen... On a ici affaire à deux romanciers -l'un né à Taïwan, l'autre en Russie- qui renouvellent avec mordant la littérature américaine en la connectant avec toutes les angoisses de notre 21e siècle numérique et ultra-mondialisé.

Gary Shteyngart, comme Tao Lin, tente de réinventer un romantisme amoureux à l'ère d'Internet, cet affreux briseur de secrets et d'intimité partagée. Son héros, Lenny Abramov, Juif new-yorkais à la quarantaine désabusée, pourrait très bien lancer à sa jeune dulcinée coréenne qu'il faut avoir un peu foi dans les gens. C'est d'ailleurs ce que disait Woody Allen à Mariel Hemingway à la fin de "Manhattan". Mais comment avoir la foi, amoureuse ou autre, dans ce New-York faussement futuriste que l'on découvre au fil du récit ? L'Amérique de Gary Shteyngart est déjà devenue, en effet, une colonie chinoise où tous les biens sont indexés sur le yuan. Les Gi's font la guerre au Vénézuela, Démocrates et Républicains ont fusionné dans un parti bipartisan qui réprime des émeutes de pauvres à Central Park tandis qu'une tentaculaire ARA (Autorité de Rétablissement de l’Américanité !) fait office de nouveau Big Brother...

Dans cette Amérique si loin et si près de nous à la fois, posséder des livres est devenu le summum de la ringardise, on vend aux gens des traitements censés leur donner une jeunesse éternelle, et surtout, chaque individu est inséparable de son äppärät, une sorte de smartphone qui enregistre sans vergogne le niveau de crédit et le "taux de baisabilité" (!!!) de votre voisin... Il y a bien évidemment du génie satirique à l'état pur sous la plume de Gary Shteyngart, mais pas seulement... La satire est nimbée de spleen: em>"Tout New-Yorkais de retour se pose la question: est-ce encore ma ville ? J'ai une réponse toute faite, emprunte d'un désespoir tenace: elle l'est"....

La satire vire même au désarroi intégral avec un personnage féminin que le lecteur n'est pas prêt d'oublier : elle s'appelle Eunice Park, et entre deux extraits du journal intime de son vieil amant, c'est sur un frère jumeau de Facebook rebaptisé GlobAdos qu'elle laisse éclater sa solitude et son incapacité à exprimer ses vrais sentiments. Il y a plus qu'un grand fossé entre les deux modes de narration, et ce n'est pas seulement une affaire de syntaxe... L'auteur nous laisse espérer, pourtant, un grand moment de fusion quand Lenny entreprend d'initier Eunice à l'un des chefs-d'-oeuvre de Milan Kundera... Peine perdue... Et c'est ainsi que Gary Shteyngart réécrit une Insoutenable légèreté de l'être de notre temps.

"Super triste histoire d'amour", de Gary Shteyngart (Editions de l'Olivier) Coup de projecteur, mardi 28 février, avec Oriane Jeancourt Galignani, chef du service littéraire à la revue "Transfuge".