Mardi 1 mai 2012 par Ralph Gambihler

A fond de cale

Mettez de grosses louches de swing dans la bouillabaisse, ami lecteur, et laissez vous emporter par un siècle de jazz à Marseille tel que l'évoquent l'ancien correspondant du MondeMichel Samson, et l'universitaire Gilles Suzanne. C'est une épopée que ces deux là nous ont mitonnée tout en cultivant ici et là quelques soupçons d'amertume, comme si Marseille, avant-poste du music-hall puis capitale du rap, n'avait pas honoré autant que nécessaire l'apport de la note bleue  à sa légendaire effervescence culturelle.

Le jazz a pourtant débarqué sur la Canebière aussi vite que dans les grandes cités américaines,  ne serait-ce qu'à travers ces dockers jamaïcains des années 20 dont le poète-vagabond Claude McKay a romancé les rêves de jazz-band. Ils sont, pour ainsi dire, arrivés "à fond de cale" dans la ville-port offerte à toutes les migrations avant d'être étrangement ignorés par les fondateurs du Hot Club local, porte-drapeaux d'une jazzophilie déconnectée d'office de ses racines  populaires et des soubresauts politiques qui vont marquer Marseille tout au long du  20eme siècle.

Le jazz phocéen n'est pourtant pas avare de truculence. Rien qu' à travers leurs noms, les clubs tutoient l'anthologie (Le Saint-James, la Chistera, le Corsaire Borgne...), et Marseille n'hésite pas, parfois, à se la jouer façon Chicago,  à l'image de ce  truand  fan de be-bop qui n'hésite pas à dégainer pour imposer le silence à l'écoute des disques de Charlie Parker. Plus tard, c'est Jean Pelle, véritable roi de la nuit, qui réunira flics et voyous dans son célèbre Pelle-Mêle à travers ce que les auteurs appellent de véritables séances de "pré-garde à vue".

D'autres passeurs, encore...  Paul Mansi, le Panassié local qui se barre au Venezuela avec des bijoux après avoir habilement contourné la célèbre querelle des raisins aigres et des figues moisies; Roger Luccioni, le cardiologue hard-bopper et élu RPR qui signe sous un faux nom les chroniques jazz de la très communiste Marseillaise; Guy Longnon, qui dirige la première classe jazz dans un conservatoire français avant de présider le GRIM, ce collectif d'enragés Free de l'après Mai-68; Claude Djaoui, l'ancien guitariste de Johnny Hallyday qui -blasphème des blasphèmes en terre marseillaise- baptise son rade "L'Atlantique" avant d'en faire un tremplin de rêve pour toute une génération de musiciens... Les musiciens, justement...

Au fil des pages, ils ne sont pas toujours au premier plan malgré les élancements de saxe d'un Marcel Zanini ou d'un Olivier Témime, la grâce au clavier de Georges Arvanitas ou encore la force d'un collectif qu'incarnent Robert Pettinelli, André Jaume, Raphaël Imbert, Michel Zenino...  Plusieurs d'entre eux, il est vrai, ont choisi l'exil parce que le jazz à Marseille, ça ne paie pas toujours, peuchère ! Trop tourbillonnante, la ville. Trop de bruit, de bavardages et de crises existentielles propres à décourager les meilleurs volontés...  A moins que Marseille n'ait swingué de trop de désirs, comme le suggère dans sa postface l'ami Francis Marmande lorsqu'il évoque, du côté du Vieux-Port,  cette houle qui s'appelle "jazz" et qui lui met -et qui vous mettra, ami lecteur- les larmes aux yeux.

"A fond de cale. 1917-2011: un siècle de jazz à Marseille", de Michel Samson et Gilles Suzanne (Editions WildProject)... A suivre, sur TsfJazz, les "Lundis du Duc", le 7 mai prochain, à 19H en direct du Duc des Lombards, avec pour invités Michel Samson,Francis Marmande et  Olivier Témime.